Mais qu’importe aux serviteurs de ces misérables divinités, passionnés imitateurs de leurs crimes et de leurs débauches ; qu’importe à de tels hommes la corruption, la honte de la République ? Qu’elle soit debout, disent-ils, florissante par la force de ses armées, par l’éclat de ses victoires, ou mieux encore par la sécurité et la paix, il suffit ; que nous importe ? ou plutôt, il nous importe que chacun augmente ses richesses pour suffire aux prodigalités journalières, pour réduire le faible à la merci du puissant ; que le besoin soumette le pauvre au riche, et que le patronage de l’un assure à l’autre une tranquille oisiveté ; que les riches abusent des pauvres, instruments d’une fastueuse clientèle ; que les peuples applaudissent, non pas aux ministres de leurs propres intérêts, mais aux pourvoyeurs de leurs plaisirs ; que rien de pénible ne soit ordonné, rien d’impur défendu ; que les rois ne s’inquiètent pas de la vertu mais de l’obéissance de leurs sujets ; que les sujets obéissent aux rois non comme leurs directeurs de mœurs, mais comme arbitres de leurs fortunes, comme intendants de leurs voluptés, et que cet hommage trompeur ne soit que le criminel et servile tribut de la crainte ; que les lois protègent plutôt la vigne que l’innocence de l’homme ; que nul ne comparaisse devant le juge, s’il n’a entrepris sur le bien ou la vie d’autrui, s’il n’a été malfaisant et nuisible par violence ; mais que des siens avec les siens, avec quiconque le voudra souffrir, il soit permis de tout faire ; que les courtisanes abondent, au gré de qui veut jouir, et de qui surtout ne peut entretenir de concubine ! Partout des palais somptueux ! partout de splendides festins ! partout, à votre fantaisie, où vous pourrez, jour et nuit, fêtez le jeu, la table, le vomitoire, le lupanar ! Partout le bruit de la danse ! partout que le théâtre frémisse des clameurs d’une joie dissolue et des émotions de toute volupté cruelle ou infâme ! Que celui-là soit ennemi public à qui telle félicité complaît ! Que si, pour la troubler, quelque citoyen s’élève, que la libre multitude sans l’entendre le repousse, qu’il soit chassé, qu’il soit proscrit ! Qu’il n’y ait de dieux véritables que les auteurs et les protecteurs de cette félicité ! Qu’on les honore à leur volonté, qu’ils demandent tels jeux qu’il leur plaise, qu’ils les obtiennent avec ou de leurs adorateurs ! Qu’ils veillent seulement pour que ni la guerre, ni la peste, ni aucun désastre n’altère tant de prospérité ! Est-ce là, je le demande, à tout homme en possession de la raison, est-ce là l’Empire romain, ou plutôt n’est-ce pas le palais de Sardanapale, cet ancien roi, esclave des voluptés, qui fait graver sur son tombeau qu’il n’emporte rien dans la mort que ses débauches n’aient englouti pendant sa vie ? Ah, que nos adversaires ne jouissent-ils d’un tel roi, si complaisant à leurs désirs, et que nul vice ne trouve sévère ? A lui, de plus grand cœur que les Anciens à Romulus, ils consacreraient un temple et une flamine.
Saint Augustin, La Cité de Dieu, livre II, § XX
50 ans environ avant la chute de l’Empire romain d’Occident, en 476.