Il est dix-huit heures passées, je suis seul au café. A la table voisine, une jeune femme. Enceinte. Vraiment pas loin du terme. Elle boit un thé. Son ami, son compagnon, son mari peut-être (non, pas d'alliances), arrive. Commande une bière. J'essaie de lire mon livre. C'est un petit livre d'Enzensberger, Le perdant radical. Ce qui n'a rien à voir avec ce que je vous raconte, d'ailleurs. Mais enfin. J'arrête de lire quand je comprends que mon jeune couple d'à côté entre dans la grande discussion du choix du prénom de l'enfant à venir. Une fille, en l'espèce. Je ne veux pas rater ça. Discussion qui n'a jusque là pu aboutir. Ce sur quoi ils sont d’accord, c’est que le prénom devra rester secret jusqu’à la naissance, absolument secret, même à ta sœur tu dis rien. Mais bon, le terme approche, la pression monte. Un peu hors sujet, le gars dit que si ça avait été un garçon, il aurait bien aimé Cyprien. A cause de quelqu'un de sa famille, un oncle, je crois, ou son parrain. La jeune femme réoriente la conversation. Les prénoms féminins fusent, dont un Zélie, un Aliénor, un Calvina et même un Enza qui serait le féminin d'Enzo, et je replonge utilement dans mon passionnant Perdant radical. Chaque fois que l'un prononce un prénom, l'autre fait la moue ou s'exclame non, pitié, pas ça! ou j'en connais déjà deux, dont une adulte qui, franchement... Au bout de vingt-cinq minutes de refus réciproques, et de propositions qui me semblent de plus en plus atterrantes, Uhaina, Cunégonde (je vous jure), Narbella ( ?) qui fait plus diversité sans faire islamique, etc., la jeune femme revient tout à coup au début de la conversation et demande c'était quoi déjà le prénom que tu aimais bien de ton cousin ? Cyprien. Ce serait quoi, tu crois, le féminin de Cyprien ? Ben, Cyprienne... non ? Ah ouais non c'est moche... Pour ma part, je replonge un peu le nez dans le bouquin d'Enzensberger. « Plus son projet est voué à l'échec, plus le fanatisme avec lequel il le poursuit s'accroît (p. 26) ». Tout à coup, un cri commun de joie salue l’exploit : le prénom est trouvé ! J’ai raté ça. Bordel de merde. Tant pis. Mais tout n’est peut-être pas perdu. Le gars dit ça s’arrose et tend sa paume à la jeune femme qui y claque la sienne, puis ils se penchent tous deux (surtout lui) par-dessus la table et s’embrassent brièvement. Puis il commande deux coupes de champagne ; je ne boirai pas toute la mienne, dit-elle. On les sert. Ils trinquent. – A Cyprine ! – A Cyprine ! Ils sont radieux. Pourvu qu’ils gardent le secret.