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Note sur la littérature...

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30. Voilà bien la place qui échoit désormais à l’employé aux écritures. Certes, l’écrivain par nature fut toujours un esseulé, mais longtemps il échafauda dans les marges – où il se trouvait pour cela repoussé – des constructions littéraires audacieuses vouées un moment à l’incompréhension et au rejet d’une société qu’il défiait, anticipant la liberté nouvelle, la beauté de demain, dans une langue qui faisait trembler ou rougir ses contemporains dont il se donnait en somme pour tâche de révéler l’étroitesse de vues. C’était un réprouvé ; on le craignait ; on ne voulait le voir ni l’entendre. Aujourd’hui, l’indifférence qu’il inspire est juste nuancée parfois d’un peu de pitié amusée. On admet sa logorrhée sibylline comme celle du dément ou de l’ivrogne. Il parle une langue qui a lâché sa prise sur le réel, qui est d’emblée aussi absconse pour ses non-lecteurs que celle de Montaigne ou de du Bellay dans le texte. Son soufre relève la fadeur du monde dans la mesure où un morceau de sucre trempé dans l’Atlantique modifie le taux de salinité des sept mers. Se produit pour la littérature ce qui s’est produit pour la peinture : tout le monde s’en fout. Elle n’a plus de sens. Le talent est là toujours – de même que l’on trouverait d’excellents cochers de diligence s’ils voulaient s’en donner inutilement la peine – mais la lettre a vécu ; aboli bibelot d’inanité sonore. Ce ne sont pas les chefs d’œuvre qui manquent sans doute, seulement on s’en fout, voilà, on n’en a plus rien à foutre, des chefs d’œuvre. Le chef d’œuvre est même un peu ridicule aujourd’hui, comme son nom l’indique, comme le couvre-chef. Il n’est pas de ce monde. N’y a-t-il pas déjà assez de monuments pour notre ennui ? L’écrivain est une espèce de fantôme qui trouve quelques lecteurs encore, eux-mêmes des fantômes qui ne sauraient reconnaître sous peine de tout à fait se dissoudre que le château qu’ils hantent est désormais inhabité, au mieux transformé en musée, que leur culture est devenue une chimère sans avenir, que le monde n’en veut plus – s’en fout mais alors – et s’apprête à s’en passer complètement, que le bâillement de l’écolier est un abîme où tous les livres disparaissent, que le cerveau nouveau, toujours aussi capable certainement, a développé d’autres aptitudes incompatibles, des circuits de pensée où le train du langage déraille avec son chargement. Comment croire encore à l’avènement de circonstances propices de nouveau à la naissance d’un lecteur de Mallarmé ou de Blanchot ? La littérature ne mord plus, elle n’agrippe plus, n’accroche plus – encore un peu s’agrippe, s’accroche, comme une naufragée au bastingage ; mais elle pèse trop, on ne veut plus d’elle à bord, des pieds lui écrasent les doigts. Elle ne s’enfonce plus comme un coin dans le réel ; elle supplie plutôt pour y garder sa place, elle se fait toute petite. Son temps est révolu, toutes ses tentatives pour s’adapter et complaire à l’époque jouent contre elle, accélèrent son agonie ; s’émousse dans ces postures ce qui lui restait de violence, de révolte, d’ironie. Comment y croire encore ? L’auteur s’obstine, trop engagé, devenu à peu près inapte à tout autre activité, mais sa littérature est sans illusions, sabotée, suicidaire. Sa bombe artisanale crépite dans ses mains, pauvre fusée d’artifices. Il écrit comme on s’immole par le feu quand tout est déjà cuit. Et, bien sûr, il refusera d’admettre que son analyse de la situation, désespérément lucide, ne trahit que sa propre lassitude.

Eric Chevillard, L’auteur et moi

 

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