Première partie ICI
[J'aurais évidemment dû intituler autrement la seconde et dernière partie de cet extrait, qui concerne moins le public que les conditions mêmes de la création artistique... et par là, je sous-entends volontiers que ce que l'auteur dit de la musique de son temps vaut manifestement pour une grande part de ce qui se crée aujourd'hui, dans la littérature, le théâtre, etc. J'avoue même que ce sont les analogies avec la condition de nombre d'auteurs dramatiques de mon temps, dont j'ai un temps parlé sur ce blog, qui m'ont amené à reproduire ici ce texte écrit entre 1945 et 1954, date de décès de l'auteur.]
Mais, en profondeur, c'est-à-dire à la longue, il est bien démontré que le public ne peut être vraiment influencé. On l'intimide facilement, on peut lui faire perdre la claire conscience de son jugement : il se replie alors silencieusement sur lui-même. Mais lui faire trouver belles des choses qui ne lui plaisent pas, cela paraît à l'expérience impossible. Car le public juge d'instinct - ceci d'après des lois qu'il porte inconsciemment en lui.
Ce que le musicien doit souhaiter : une désirable communion d'amour avec le public, ne peut être obtenu par la force, par une mise en tutelle, ni au moyen de théories, quelles que soient leurs tendances. La distance qui sépare l'actuel musicien d'avant-garde et le véritable grand public n'a pas diminué au cours de ces dix dernières années. Les rares exceptions confirment la règle. Ce n'est pas un hasard si, depuis le début de la période atonale on n'a plus écrit d'opéra ayant aussitôt le caractère d'une œuvre de répertoire - tel que l'a encore, par exemple, Le Chevalier à la Rose.
Lorsque nous interrogeons ceux qui observent l'ensemble de cette question, c'est-à-dire les historiens de la musique, nous n'obtenons pas d'éclaircissements. Certes, il faut généralement attendre un certain temps pour que se dégage une vue claire et valable, car, le plus souvent, les historiens de la musique contemporaine risquent de se laisser trop facilement impressionner par les mots d'ordre du jour.
L'idée de "relativité historique" devient peu à peu une des armes essentielles de la propagande idéologique actuelle. Elle est tout de suite prête, passant au-dessus de toutes les différences possibles, à cataloguer Bartok et Hindemith comme les "classiques des modernes", en leur attribuant pour notre temps une influence égale à celle que Mozart et Beethoven exercèrent sur le leur... Cependant, il s'écoulera encore un certain temps avant qu'une véritable histoire de la musique de ce demi-siècle puisse être écrite.
L'irruption soudaine de l'atonalité, l'affranchissement des liens de la tonalité tout à coup considérée comme une contrainte gênante, datent à peu près du début du siècle. Arnold Schönberg, avec sa découverte de la composition dodécaphonique, à la nouveauté et à la hardiesse riches de conséquences, fut le premier à donner le signal. Il ne s'agissait pas là, comme cela peut en avoir d'abord l'apparence et comme de nombreux musiciens même le crurent, d'un développement nouveau à partir d'éléments déjà existants: c'était quelque chose de spécifiquement neuf qui était apporté au monde de la musique. Cette nouveauté-là (la résolution de consonances et de dissonances et, conséquemment et nécessairement, une ordonnance nouvelle du matériel tonal) bouleversa le processus de la création musicale. Ce processus avait été, jusque là, déterminé par le sentiment auquel se superposait la raison, le sentiment conservant toujours la primauté. Il s'y ajouta un caractère spéculatif qui avait essentiellement pour but de s'affranchir des contraintes tonales, qui avaient été naturelles auparavant.
Pour cette raison, en même temps que, d'une part, les composantes de l'expression musicale se transformaient et que l'auditeur se trouvait placé devant une tâche nouvelle et tout à fait inhabituelle - d'autre part on était en présence d'une méthode de travail qui donnait au compositeur l'impression d'une liberté nouvelle, un sentiment soudain d'indépendance vis-à-vis de la "dictature" de la tonalité. Cela lui procura comme une sensation d'ivresse et l'on peut comprendre qu'alors la prise en considération des possibilités de réception du public fut considérée seulement comme un obstacle sans valeur ; ceci d'autant plus que l'on possédait, dans le système idéologique édifié par les historiens de la musique, un remarquable moyen de propagande.
Mais, avant tout - et ceci fut l'essentiel [...] - la composition redevint facile... comme au temps de Mozart ! Il n'est donc pas étonnant que le mouvement ait pris son essor avec une extraordinaire rapidité : dès les années qui suivirent la première guerre mondiale, nous pouvons voir avec les débuts de Hindemith et Krenek, l'orientation atonale. La plus grande révolution de l'histoire de la musique, faisant surgir, comme je l'ai dit, quelque chose d'entièrement neuf, se joua dans un espace d'à peine dix années.
C'est un fait caractéristique que la portée de cette révolution ne pouvait être mesurée que par celui qui lisait les journaux. C'était une révolution de la "publicité"; cette publicité changea de position vis-à-vis des compositeurs contemporains. Auparavant, la vie n'était pas facile pour le compositeur. Il devait participer à cette "lutte pour la vie" qui règne dans toute la nature et qui fait que seul le plus fort survit et l'emporte. Le public, qui est par essence une masse paresseuse, était attaché à ce qu'il connaissait et aimait déjà et restait opposé aux nouveautés. Restaient à l'écart des productions nouvelles, non seulement le public, mais aussi les gens de métier et la presse (qui était alors beaucoup plus en contact qu'aujourd'hui avec le public et s'en faisait l'écho). La façon dont furent accueillies bien des œuvres reconnues plus tard comme des chefs d'œuvre le montre bien. Mais quand une œuvre, un homme parvenaient à triompher, ils ne devaient leur triomphe qu'à eux-mêmes. Ce qui assurait cette victoire, ce n'était pas la propagande, mais l'adhésion du public que le créateur avait su convaincre, malgré sa paresse légendaire, et avec lequel, à sa façon, il avait établi une nouvelle communion.
En soi, un jeune compositeur n'avait encore aucun crédit "officiel". On ne se sentait d'aucune manière avoir vis-à-vis de lui des devoirs sociaux. S'il ne plaisait pas, c'est-à-dire si son œuvre n'avait pas de succès, il pouvait se considérer comme bon à jeter au fumier.
Quelle différence avec ce qui se passe aujourd'hui ! Déjà, par principe, le jeune compositeur est dorloté et choyé comme un "garant" de l'avenir, on est vraiment aux petits soins pour lui. Mais à une condition : qu'il donne satisfaction à l'idéologie contemporaine, que l'on puisse considérer son œuvre comme "progressiste", qu'elle soit orientée vers l'avenir. Il sera alors admis dans les rangs de ceux qui vont de l'avant. Comme il y a aujourd'hui beaucoup de compositeurs de cet ordre, on voit se formuler une sorte de sentiment de responsabilité sociale : on doit assurer à la jeunesse la possibilité de vivre et de travailler : elle est notre avenir , et en raison de cela, nous devons nous efforcer, autant qu'il est possible, d'adoucir les difficultés de sa dure route.
Ainsi, il ne s'agit plus en aucune façon de prendre position dans l'intérêt de notre avenir artistique en général, dans l'intérêt de l'avenir de l'homme moderne. Non, ce qui importe, c'est d'assurer la possibilité de composer ; c'est de servir les intérêts d'un groupe précis, fournir une hypothèse de travail, une méthode pour professionnels. Le public passe donc en seconde ligne; l'homme moderne doit comprendre que la musique n'est pas là pour "parler à son âme" : c'est une idée qu'il faut considérer comme passée, erronée, romantique...
Vraiment, quelle différence de situation pour le compositeur débutant - autrefois et maintenant ! Je ne parlerai pas du sort de ceux qui n'ont pas la chance d'être considérés officiellement comme les garants de l'avenir, et qui se contentent d'écrire de la musique - peut-être de la très bonne musique. Ils sont aujourd'hui - c'est eux qui l'ont voulu - plus morts que des morts ; il ne paraît pas nécessaire de perdre du temps à écrire quoi que ce soit à leur sujet. Mais les autres sont favorisés dans la mesure où ils témoignent de la "vision du monde" en vigueur.
Si nous considérons leur position avec bon sens, il nous apparaît que cet encouragement a un effet tout autre que ne voudraient le croire ceux qui participent à cet état de choses et qui l'entretiennent, eux-mêmes plein de bonne volonté et de conviction intérieure.
Le fait que, si le compositeur doit toujours se légitimer devant le public, ce n'est plus par le moyen de ses œuvres, mais qu'il suffit d'être engagé dans une certaine tendance pour être pris au sérieux et pour être exécuté, crée pour les musiciens une atmosphère de "serre" amollissante et artificielle qui, à la longue, comme cela s'est démontré, devient asphyxiante. Il en est d'eux comme des lièvres qui vivent dans des réserves d'où leurs ennemis - l'aigle, le renard - ont été chassés ; ils perdent de plus en plus leurs possibilités de vigilance et d'élan dans la lutte pour l'existence - et dégénèrent.
Nous voyons aussi, sur toute la ligne, que sous l'influence de la publicité actuelle avec tous ses moyens de protection en faveur des pauvres compositeurs, leurs résultats devant le public ne deviennent pas meilleurs, mais pires.
Le groupe prend soin du compositeur : il devient donc plus important pour celui-ci de prouver son appartenance à ce groupe et de satisfaire son idéologie - que de faire ses preuves devant un public qu'il ne reconnaît en général comme digne de lui qu'avec la plus grande réserve.
Or, quand nous regardons l'histoire de la musique d'autrefois, nous constatons que ce sont toujours des isolés qui se sont imposés à l'humanité et ont remporté la victoire : Mozart, Beethoven, Wagner, Schubert, n'appartenaient à aucune tendance. Aujourd'hui, l'artiste isolé recherche la protection du groupe. - Ce n'est pas sans une certaine fierté que Thomas Mann a affirmé n'avoir jamais appartenu à aucune clique, ni sacrifié à une doctrine artistique solidement organisée; il trouvait du prix à ce splendide isolement. En tout cas, les artistes qui par leur œuvre sont encore vivants parmi nous, ont tous été des isolés.
Wilhelm Furtwängler, Musique et Verbe