Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Mon Fatras

état,exceptn culurelle,fatras,laurent schuh,littérature,politique,théâtre,poésie

Lettre à Laurent Schuh

 

 

Qu’importe ? est une forme très efficace du courage.

Malraux

 

 

Mon cher Laurent,

Le Fatras en cours n’est pas venu d’une idée préalable, il n’est pas né d’un projet ; il n’est ni le fruit du hasard ni le résultat d’un programme, non, il est sorti d’une accumulation d’expériences concernant tous les champs de la vie, de ma vie ; et c’est lui qui procède et c’est lui qui commande – en dépit que j’en aie, et j’en ai.

Je ne mets pas d’italiques à Fatras parce que ce n’est pas même un titre, juste la façon dont je nomme ce qui arrive.

Pendant plus de dix ans, j’ai vécu de ce que j’écrivais, sans publier une ligne. Le théâtre me permettait cela. Quand j’ai décidé d’arrêter de monter des spectacles, il y a deux ans, mon écriture a cessé de se destiner à la scène. Il était temps. Il faut dire que le théâtre français est dans un tel état de décomposition avancée qu’il ne peut plus guère faire bander que de très grands malades. (Et je vous fais grâce de ma théorie qui veut que le théâtre et l’Etat étant ici corrélés depuis toujours, c’est-à-dire depuis le protojacobin Richelieu, l’état du premier dise l’état du second…)

Le roman, le poème, l’essai ne m’intéressent pas, ou pas assez pour que je m’y contraigne. Quelque exception qu’il se puisse fort heureusement trouver, ils me semblent, respectivement, marchandise-reine vite périmée, incongruité narcissique imbittable, étalage d’opinions forcément originales. Bref. Le mieux serait, je le pense, de ne pas écrire du tout. Mais je ne sais rien faire d’autre, quoi qu’on en pense, et écrire au moins me tient vaguement en vie, sagement assis à la table du café. Quant au suicide, c’est une lâcheté méprisable dont je n’ai pas même le courage, c’est dire.

Je déteste la graphomanie, symptôme du siècle. Je la déteste d’autant plus que je me sens son sujet.

Pour ralentir son flux, dans ces grands pans d’oisiveté qui submergent ma petite vie de nanti des classes laborieuses, je me suis mis à écrire ce qui venait, chaque matin, mais dans une forme contraignante.

Je me suis mis à écrire ce qui venait, mais en alexandrins.

J’en fais dix ou trente, au matin, comme d’autres font des pompes, du yoga ou des fellations.

Ce qui m’amuse le plus, au point où j’en suis de ce jeu très sérieux, vers 2300 vers (on est en mai 2013), c’est que l’alexandrin a été si longtemps la forme reine du théâtre français ; et simultanément celle dans laquelle il est plus que déconseillé d’écrire aujourd’hui une pièce. (Dans les années 90, je me souviens que les maisons sérieuses de théâtre, qui n’ont pas sorti grand-monde d’intéressant, je le note, prévenaient carrément qu’elles ne liraient les pièces écrites en alexandrins. Ce qui revient quand même à se priver de rigoler, presque dix fois sur dix. Et bien sûr, j’obéissais – j’ai un lourd passé d’élève moyen, mais appliqué et je passerai sans doute ma vie à l’envoyer péter.)

Et donc, le matin, au café généralement, j’écris des alexandrins. Puis je les groupe par 80, parce que le premier morceau d’un seul tenant faisait 80 vers, ou par multiples de 80, en longs paragraphes que je nomme « laisses » parce que, comme Fatras ou Fatrasie, cela fait médiéval. A ce jour, les laisses oscillent entre 80 et 800 vers. Chacune est datée du jour où je pose son dernier vers, et numérotée en chiffres romains. Ce qui donne à l’ensemble du Fatras, un côté journal.

J’y développe, sans trop m’arrêter ni relire, les saisissant à mesure, ce que j’ai pu accumuler d’obsessions politiques, esthétiques ou intimes – et j’arrête là ma liste d’épithètes. Les mêmes choses viennent et reviennent, sous des angles et des traitements différents, d’une façon somme toute assez régulière, cyclique. S’il faut nommer des thèmes à la con, parce que pas un écrivain au monde n’a jamais été là pour traiter de soi-disant thèmes – n’en déplaise aux fonctionnaires culturels –, je dirais en vitesse l’argent, le pouvoir, la littérature en toc, l’économie d’enculés qui est la nôtre, les putes-à-clic du journalisme qui se la jouent aristo-ploutocrates, l’effondrement volontaire du continent européen, bref la génération et la corruption, la pornographisation de tout, et bon, en contrepoint, un peu l’amour aussi, parce que c’est un peu plus commercial, que la plupart des lecteurs sont des lectrices et que ça reste au fond du pur conflit à l’état faux-cul.

Et donc, ça ne me gêne en rien d’écrire la rencontre de tel célèbre romancier et du pape, un souvenir d’enfance, de faire d’un Ubu éjaculateur le président de cette République dans laquelle nous ne sommes plus, et même, si j’y parviens bientôt le débat amical et houleux entre un président russe vivant, un écrivain italien mort il y a plus de cinquante ans et je ne sais pas encore quel tiers… Corneille ? De Gaulle ? Ce n’est pas le réalisme qui va étouffer quelqu’un qui aime autant la réalité que moi.

Ce qui m’intéresse, c’est le pouvoir. Et je n’en veux pas. Il n’y a pas à voir là de paradoxe ou de contradiction, mais juste de la logique. D’ailleurs, tout étant provisoire, il n’est pas si déplaisant d’écrire dans les ruines de sa vie sociale et affective. (Enfin, « tout est relatif », comme disent les pourritures aux normes de sécurité.)

Je commence chaque laisse au hasard, en laissant venir ce que l’humeur, l’endroit où je me trouve ou le temps qu’il fait, m’amènent. Certaines, presque immédiatement, je ne sais pourquoi, s’annoncent longues, amorçant alors une rêverie quant à ce qu’il me sera loisible – ou pas – d’y traiter. (Et de toute façon, si le moment de traiter cette idée, ce personnage, cette ville ou je ne sais quoi, ne se trouve pas, je le ferai plus tard – si je le fais – tout ça n’est pas très grave.)

La seule contrainte, en somme, c’est l’alexandrin.

(J’espère toujours le flic qui viendra dire qu’au XXIème truc, on ne peut plus écrire comme ça, qu’il y a le progrès de je ne sais pas quoi et que la meilleure preuve, c’est quand même que ce progrès, il l’a lui-même enfoncé bien profond dans son petit cul d’assis, au point de n’en plus pouvoir du tout bouger.)

C’est une contrainte forte. A une ou deux licences près que je me suis accordées après délibérations, renvois en appel, pourvois en cassation etc., je place la césure à l’hémistiche et fabrique ces vers en doubles distiques – deux rimes féminines que suivent deux masculines, ou l’inverse. C’est parfois une contrainte un peu emmerdante, parfois très réjouissante ; parfois cela me semble alourdir et alambiquer un poil ce que j’aurais pu écrire plus simplement en prose (mais je m’en bats, ferai ou non des coupes plus tard), parfois cela permet des trouvailles, des liens, peut-être même des découvertes – de sons comme de pensée, pour aller vite – dont je n’aurais jamais été capable autrement.

Il faut bien comprendre que je n’ai aucune prétention à la littérature, à la poésie, ni à la reconnaissance de milieux que, personnellement, je ne reconnais pas, et qui ne peuvent se prétendre autorisés que parce que des gens comme moi, comme beaucoup d’autres, dont les capacités mondaines sont demeurées embryonnaires, ne peuvent pas les dissoudre, les interdire ou, dans quelques cas extrêmes, les envoyer se faire pendre ailleurs. J’écris pour ne pas mourir d’ennui dans un monde qui tente chaque jour de m’en assassiner.

Evidemment, donc, je ne voulais plus du théâtre et paf ! je me suis mis à écrire en alexandrins… et voilà que certains de ces vers – pas tous, heureusement – se mettent à appeler la voix. Je commence donc à en dire, tout seul dans mon salon, mes papelards à la main. Quel vice épais que ce théâtre…

La perspective que j’entrevois aujourd’hui est celle-ci : continuer d’écrire, tranquillement, dans les six mois ou les vingt ans qui viennent – si Dieu me prête vie –, pousser jusqu’à 3.000, 5.000, 10.000… 50.000 ou 100.000 vers un jour, qui sait ? Continuer de dater les laisses en journal, des longues, des courtes… Changer de mètre, par moment, un de ces jours, par fantaisie, balancer un peu de prose, en encarts beaux comme des notices nécrologiques, aussi, pour voir...

Puis, opérer dans ce Fatras énorme des coupes, faire des montages en se contrefichant de l’ordre d’écriture, proposer des lectures, seul, ou accompagné – mais alors de très peu de gens (et pas de gens qui causent) –, lectures courtes ou lectures longues, thématiques ou fatrasiques, et faire autant de montages de textes qu’il y aura de lectures, qu’elles durent dix minutes ou six heures, ou soient normées aux 52 minutes…

Il va sans dire que, l’intégralité du Fatras n’étant pas destinée ni à la publication (en général, je n’envoie pas mes textes aux éditeurs, sauf s’ils le demandent) ni à la lecture publique, je m’autorise aussi nombre de jugements et appréciations sur mes contemporains, assez reconnaissables que je les appelle ou non par leurs noms, et toutes sortes de notations qui, sans provocation puisque cela reste privé, pourraient me valoir les foudres d’une institution judiciaire que le législateur a contraint de renouer avec la bonne vieille censure. Censure à laquelle, pour être clair, je suis par ailleurs favorable. Enfin, ça dépend.

Bref, je me la pète posthume. Parce qu’après ma mort, j’en aurais encore moins quelque chose à foutre.

En attendant, c’est avec des gens et pour des gens, quels que soient leurs grades et fonctions, et surtout s’ils n’en ont aucun, que je veux travailler, pas pour des institutions qui ne s’adressent plus en réalité qu’à leurs tutelles dispensatrices de pognon et à quelques médiatiques à goûts de chiottes (notez le pléonasme), et pour lesquelles institutions le public est une simple statistique, ou une série de statistiques fromagères, d’ailleurs de plus en plus emmerdantes à trafiquer à mesure que celui-ci se raréfie.

Je n’écrirai pas un dossier pour ce Fatras. Pas un dossier avec les éléments de langage qu’il faut fourrer dedans pour avoir du pognon. Les dossiers à vivre-ensemble-citoyen-participatif-pour-se-réapproprier-un-machin-dont-on-n’a-jamais-été-propriétaire-dans-des-territoires-parce-que-territoire-comme-mot-c’est-quand-même-moins-de-la-dynamite-que-de-dire-le-mot-peuple m’emmerdent, ceux qui les lisent ne savent pas lire et sont de sombres nervis qui se la jouent entre eux. J’écris comme j’écris, et pas pour entrer dans des cases. Et puis c’est indécent, d’écrire des dossiers. Et non seulement indécent, mais en premier lieu irrespectueux de soi-même au possible. Et c’est bien tout ce qu’on demande aux artistes : une humiliation de tous les instants. Et pour des clopinettes et une gloriole sous-putassière de vieillard impotent claquemuré dans sa piaule grise et gisant dans sa merde. Ils s’humilient pour être autorisés à se la péter devant d’autres suceurs de boules. Aucune humilité là-dedans. Bien au contraire. Et pas vraiment d’artistes non plus, du coup. C’est presque rassurant au fond.

Bon, j’arrête là, je trouve que j’ai vachement bien défendu l’exception culturelle. Non ?

 

Pascal Adam

Reims, le 29 mai 2013

 

 

Les commentaires sont fermés.