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Catilina...

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Dans les plaines de Lombardie, Bonaparte se préparait à s’emparer du pouvoir en étudiant dans les classiques l’exemple de Sylla, de Catilina et de César. Exemples illustres, mais inutiles. La conjuration de Catilina ne pouvait avoir, pour Bonaparte, un intérêt particulier. Au fond, Catilina est un héros manqué, un politicien séditieux, ayant trop de scrupules et pas assez d’audace. Mais quel extraordinaire Préfet de Police, ce Cicéron ! Avec quelle habileté il était parvenu à faire tomber dans le filet Catilina et ses complices ! Avec quel cynisme violent il avait mené contre les conjurés ce qu’on appellerait aujourd’hui une campagne de presse ! Comme il avait su mettre à son profit toutes les erreurs de l’adversaire, toutes les entraves de la procédure, tous les guets-apens, toutes les lâchetés, toutes les ambitions, tous les bas instincts de la noblesse et de la plèbe ! Bonaparte affichait alors volontiers un grand mépris des méthodes de police. A ses yeux, ce pauvre Catilina n’était qu’un séditieux plein d’imprudence, un entêté sans volonté, rempli de bonnes résolutions et de mauvaises intentions, un révolutionnaire perpétuellement indécis quant à l’heure, au lieu et aux moyens, incapable de descendre dans la rue au bon moment, un communard hésitant entre la barricade et la conjuration, perdant un temps précieux à écouter le quousque tandem de Cicéron et à organiser la campagne électorale contre le bloc national, une manière d’Hamlet calomnié, victime des intrigues d’un avocat célèbre et des embûches de la police. Mais ce Cicéron, quel homme inutile et nécessaire ! On pourrait dire de lui ce que Voltaire disait des Jésuites : « Pour que les Jésuites soient utiles, il faut les empêcher d’être nécessaires. » Bien que Bonaparte méprise les méthodes de police, bien que l’idée d’un coup de main organisé par la police lui répugne autant qu’une brutale révolution de caserne, l’habileté de Cicéron le préoccupe. Peut-être bien qu’un homme semblable pourrait lui être utile, un jour : sait-on jamais ? Le Dieu du Hasard a deux faces, comme Janus : il a la face de Cicéron et la face de Catilina.

 Bonaparte, comme tous ceux qui se préparent à s’emparer du pouvoir par la violence, craint de paraître, aux yeux des Français, une manière de Catilina, un homme acceptant tout pour réussir dans ses projets séditieux, l’âme noire d’une conjuration sombre, un téméraire ambitieux capable de tous les excès, un criminel prêt au saccage, au massacre et à l’incendie, décidé à vaincre à tout prix, dût-il périr, avec ses ennemis, sous les ruines de sa patrie. Il sait bien que la figure de Catilina n’est pas telle que la légende et la calomnie l’ont créée, il sait bien que les accusations de Cicéron ne sont pas fondées, que les Catilinaires  ne sont qu’un tissu de mensonges, que, juridiquement, le procès intenté à Catilina est un crime, qu’en réalité ce criminel, ce sombre trameur de complots n’était qu’un politicien médiocre, un homme inhabile à la manœuvre, un entêté irrésolu dont la police n’eût pas de peine à se débarrasser avec quelques espions et quelques agents provocateurs. Bonaparte sait bien que le plus grand tort de Catilina, c’est d’avoir perdu la partie, d’avoir fait savoir à tout le monde qu’il préparait, dans le plus grand secret, un coup d’Etat, sans avoir réussi à conduire l’entreprise à terme. Au moins, s’il avait eu le courage d’essayer le coup. On ne saurait dire que les occasions lui aient manqué : la situation intérieure était telle que le gouvernement eût été impuissant à briser une tentative révolutionnaire. Ce n’est pas tout à fait la faute de Cicéron si quelques discours et quelques mesures de police ont suffi à sauver la République d’un aussi grave danger. Au fond, Catilina a fini aussi bien que possible, puisqu’il est mort sur un champ de bataille, en patricien de grand nom et en soldat courageux qu’il était. Mais Bonaparte n’a pas tort non plus, s’il pense qu’il n’était pas nécessaire de faire tant de tapage, de se compromettre à tel point et d’amener tant de malheurs, pour se sauver au bon moment dans les montagnes, afin d’y trouver une mort digne d’un Romain. A son avis, Catilina aurait pu mieux finir.

 

Malaparte, Technique du coup d’Etat

(traduit de l’italien par Juliette Bertrand)  

 

 

 

 

 

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