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L'usage des ruines, de Jean-Yves Jouannais

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L’usage des ruines est, rentrée littéraire ou pas, un petit livre atypique : il se tient à quelques francs pas de coté de l’essai et en-deçà du roman, ou plutôt de cette prétention finalement effrayante, parce que point effrayée par les géants, qu’ont nos contemporains d’en écrire, d’une façon de plus en plus convenue. « Cet ouvrage s’apparente à un casting de personnages romanesques » prévient, tirée du livre, la quatrième de couverture. Et en effet, le livre de Jouannais présente, un à un, les personnages d’un roman que l’auteur n’écrira pas ; ou bien qu’il écrira ailleurs… (et à la fin, il n’est pas interdit d’espérer que ce petit ouvrage pourrait être l’introduction à une œuvre de plus importante dimension).

Connus ou non, ces personnages donnent chacun leur nom à un chapitre – l’appellation un peu guattaro-deleuzienne de plateau serait ici assez tentante ; ils appartiennent à des lieux et des temps différents (quoique la seconde guerre mondiale fournisse un contingent non négligeable), n’ont pas de liens entre eux, sinon thématiquement qu’ils se situent toujours au voisinage de ruines de guerre, qu’ils les produisent, les subissent, les dessinent, y survivent, les pensent, ou, comme l’auteur lui-même, les commentent. Ces chapitres ne respectant aucune chronologie, et qu’il serait possible de lire de façon indépendante, ressemblent aussi à des nouvelles : la fiction y rejoint l’érudition, et l’auteur, avec un bonheur inégal, imagine les pensées et, pour faire court, les joies et les peines de ces personnages, ne se privant pas du luxe, à l’intérieur de ces chapitres, d’insérer de plus ou moins longs développements concernant d’autres temps, d’autres lieux, d’autres hommes.

Court au long de l’ouvrage l’estimable tentative de penser les rapports de la guerre et de la littérature, et ce n’est pas par hasard que le livre s’ouvre (après toutefois une introduction sympathique et pénible, parce que peu nécessaire, où Jouannais raconte, au nom d’une manière d’échangisme onomastique commencé antérieurement, que c’est Vila-Matas qui a écrit ce qui va suivre) sur l’histoire, trois millénaires avant notre ère, de Naram-Sîn d’Akkad, qui fit brûler la ville d’Ebla : « Ebla, abattue, brûle deux jours et deux nuits. Les étagères portant les plaquettes des archives se consument. Mais le feu qui fait disparaître la cité, cuit l’argile des tablettes, préservant les textes pour la postérité. » Le personnage suivant retenu au casting est Albert Speer, ministre et architecte du IIIème Reich. L’auteur raconte Teufelsberg, la colline artificielle de quatre-vingt mètres de haut, créée suivant les directives des Alliés de tous les déchets de Berlin ravagée par les bombes, à l’endroit même où Speer, qui savait que les ruines indiquaient la grandeur du passé et conséquemment poussaient à son imitation, avait fait bâtir une université nazie. « En enterrant sous les décombres l’Académie de Speer, les Alliés désiraient contrarier le devenir ruines fantasmé et programmé du monument nazi tout en oblitérant les marques de combat et donc d’héroïsme que ses façades arboraient. » L’écart, ici, pour ainsi dire dans toutes ses dimensions, est donné au lecteur ; les personnages vont à présent se succéder, connus, oubliés ou simples anonymes ; soldats, artistes, écrivains (Dagerman et Klemperer, notamment), simples pékins ; et avec eux, des guerres, des villes, des temps oubliés, ou des épisodes demeurés inconnus. Et chaque histoire concise, racontée dans une langue agréable et simple, sans jugement moral sur les personnages – sauf peut-être dans l’histoire d’Irma Schrade, où l’on croit sentir, outre un léger mépris, que Jouannais finalement aurait préféré ne parler que de Kurt Schwitters, l’étrange et solitaire inventeur du Merzbau – offre au lecteur à méditer sur l’imprévisibilité du destin de l’homme et de ses constructions. Puis le livre se ferme sur une conclusion prétendument écrite par Vila-Matas, mais plus heureuse que ne l’avait été l’introduction, au moins en ce qu’elle recèle encore une histoire qui a le mérite, partant des attentats du 11 septembre 2011 de ne pas encore appartenir tout à fait à l’histoire, l’USS New York, construit en partie avec des décombres des Tours, naviguant toujours aujourd’hui.

 

 

 

 

 

 

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