Me sentant légèrement à l’étroit entre les crétins de tous poils – collègues de bureau jaloux et humiliés, journalistes encartés ou délateurs occasionnels pratiquant en amateur – qui veulent lui voir perdre un emploi où ils admettent par ailleurs qu’il excelle, puisque somme toute les éditions Gallimard sur le versant des nouveautés se sont donné pour but principal de rafler des prix Goncourt à grands coups de Littell et Jenni, et ce Langue fantôme (suivi des dix-huit pages désormais réputées polémiques d’Eloge littéraire d’Anders Breivik) à tous points de vue pas terrible (sauf peut-être, aux deux ou trois premières pages d’inspiration bernhardienne, dans le talochage à la volée du désormais plus-que-lisse Umberto Eco) qui me semblent bel et bien être face et revers de la même spectaculaire monnaie de singe – et pour autant que se sentir à l’étroit entre la face et le revers d’une pièce ait un sens même idiot –, je crois que je ne vais rien dire du tout. Sinon qu’utiliser la longue phrase française – telle qu’elle est venue jusqu’à nous, de Bossuet à Proust en passant par Saint-Simon et Chateaubriand, d’une façon finalement aussi relâchée, son maillage jadis serré menaçant à présent de laisser passer au travers d’elle rien moins que le lecteur tout entier – à raconter sa vie, même de façon extrêmement romancée, sinon pas carrément fantasmée, comme dans La Confession négative ; à donner son opinion sur le monde tel qu’il va, même dans des essais répétitifs – Désenchantement de la littérature, L’Opprobre, L’enfer du roman et maintenant Langue-fantôme parlant, pour aller vite, de la même chose dans les mêmes termes, soft power romanesque américain et lobby islamiste prenant en un étau mortel l’Europe, dont une France qui au fond, répugnant à s’assumer historiquement, n’en demandait pas tant puisqu’elle aurait lancé une manière de procédure de suicide à effet retard en 1789 – dont les dimensions tirent désormais vers celle de l’article sociopolitique de fond dans un hebdomadaire quelconque ; ainsi qu’à répéter dans un cas comme dans l’autre que l’auteur – qui préfère, par je ne sais quelle coquetterie terminale, mais d’autorité, le mot d’écrivain – par la seule puissance magique et incantatoire de son affirmation s’excipe, quasi-sollersiennement, de la médiocrité postlittéraire ambiante pourraient bien constituer une des manières de cette postlittérature qu’un Richard Millet à bout de souffle, ses tympans crevés, tel Roland à Roncevaux, n’est plus tellement en mesure de même envisager lucidement (et d’abord parce qu’une telle agonie dans l’olifant, si émouvante ou pathétique puisse-t-elle être, ne saurait prétendre à la composition musicale). Je m’arrête là, n’ayant moi non plus rien de bien intéressant à dire sur le sinistre assassin Breivik et ayant cité dans ce billet tous les livres de Millet que j’ai lus, à l’exception remarquable du beau Gesualdo, livret d’opéra, où, quelque identification qu’on puisse lui supposer avec son personnage principal à l’âme pour le moins coruscante, l’auteur ne raconte pas sa vie ni ne donne son opinion sur le monde tel qu’il crève, la double contrainte du théâtre et du chant faisant au surplus, et pour une fois, s’exprimer ses personnages en phrases courtes, pointes sèches souvent plus belles que les habituelles interminables phrases que je m’amuse ici à laborieusement imiter, ayant trouvé que la désuète épithète littéraire, du moins dans l’emploi que Millet lui fait tenir dans le titre raté de son Eloge à la provocation facile, ressortissait en définitive moins d’une ironie quelque peu naïve et surestimée que d’un « pour de rire » ou « pour de faux » carrément enfantins.