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Transi de René de Chalon, par Ligier Richier (église Saint-Etienne de Bar-le-Duc)

Je me suis trouvé devant ma décision prise, je n’ai pas bien compris comment.

Je peux rester des heures devant le plus banal paysage. Dans sa lumière. J’aime les ciels gris.

Le reste… les histoires qu’on raconte, qu’on écrit, dont on aimerait tellement que d’autres fassent grand cas… Ce qui, sauf flatterie et choses comme ça, n’a aucune raison d’arriver.

C’était un moment très calme.

Peut-être ai-je compris, si le mot est juste, que toute la littérature est moins l’écho parfaitement inutile d’un livre que sa censure. Ou plutôt son étouffement. Son éradication.

Je parle d’un livre, d’un seul, pas de cette bouffonnerie du livre.

Et aussi, ça y est, que la littérature a réussi : elle l’a fait enfin disparaître, ce livre-là, en l’attaquant ou bien en le défendant, et puis, de plus en plus, en l’ignorant.

Sous des milliards d’heures de bavardages, des millions de tonnes de marchandises.

Et elle n’a du coup plus d’objet, la littérature. Elle n’a plus rien à continuer, dans aucun sens. Et elle pourrit sur pieds, la salope. En parlant d’elle, à fond perdu.

Qu’elle crève, donc. Puisqu’elle crève.

 

……………………………………………

 

Ce que le vieux ignore, c’est qu’à peine écouté dans l’instant, pas obéi du tout, il sera entendu, dans vingt ans, trente peut-être, plus encore ; et il n’a dit là qu’une phrase simple, banale, elle-même héritée, venue de la désormais désuète paysannerie – désuète en apparence. La parole met un temps fou à parvenir vraiment. Et il ne s’agit là que d’une phrase simple, presque pauvre, qui ne reviendra à son fils qu’au moment de la dire à son fils et que le dernier à la dire ne comprendra, peut-être, s’il fait un peu attention à son dire, qu’après même l’avoir dite. Et la parole parfois est un geste, une gifle même, ne parle pas comme ça à ta mère.

Il regarde le gamin lire, et presque s’attendrit de le voir tant entiché de bêtises ou de choses qu’il se donne l’air de comprendre. Peut-être pourtant comprendra-t-il plus tard que c’étaient des bêtises, ou bien comprendra-t-il ce qu’il y avait peut-être à comprendre – et le livre alors n’y sera pas pour grand-chose…

Parce que, tu vois, si même ce ne sont pas des bêtises qu’il y a là sur ta page, si vraiment ce ne sont pas des bêtises, alors il y a peu de chance que tu comprennes jamais. Et si tu les comprends, sans doute que ça n’aura rien à voir avec ce livre.

Tu comprends ?

On ne peut pourtant pas s’empêcher de la prononcer cette parole, tu comprends, espoir et doute mêlés, avertissement fait à l’autre que peut-être, croyant comprendre, il ne comprend rien du tout. Et trente ans plus tard, le gosse dit que oui, il a compris, et c’est en répétant la phrase. A son gosse.

 

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Il y a la trahison. Le sentiment d’avoir trahi. Qui vient lorsque, enfin, on cesse, trop tard. C’est peut-être beau dans les livres, les films. C’est en fait seulement assez dégueulasse.

Tu retombes pile dans la simple parole, en fait, peut-être un geste. Là, tu ne trahis plus ; et sans doute cela t’a échappé. Tu refais le geste, redis la phrase et maintenant tout est faux. C’est pire encore.

Ce n’est pas seulement que tu avais trahi, c’est qu’à présent tu singes.

 

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Je ne lis presque plus. On ne peut pas appeler ça lire. Je prends quelques phrases, çà et là, et aussitôt elles tombent, sont oubliées sitôt. Quelques-unes, peut-être, très approximatives désormais, peaudechagrinées à leur idée, surgiront de nouveau, comme au hasard. La plupart seront balayées l’instant d’après, écume mondaine.

On fait peut-être sa vie sur très peu de phrases et pas des poétiques. Pas des poétiques au sens esthète des choses.

Quelques phrases simples. Parfois un proverbe.

Il y a, cela dit, un vrai plaisir à bavarder pour rien, défendre des idées dont on ne peut s’avouer qu’on se fout bien au fond, s’engueuler avec les amis pour entretenir l’idée qu’on penserait des choses à soi, quand même. Foutaises qui peuvent bien, avec la prétention qu’il faut, tourner littérature, ou fac-similé, ou assimilé.

C’est une sagesse aussi, de passer le temps. De refouler l’ennui. Peut-être même de trahir, pour cessant, se connaître enfin faux.

Ne pas cesser d’être faux, peut-être, mais en le sachant.

Jusqu’à ce que l’amertume même soit paisible.

Ou du moins en ait l’air.

Singe la paix.

Et la soit.

Non ?

 

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Il y a quelques milliers de livres rangés derrière moi. On ne juge pas un voyageur au nombre de ses valises. Ni même au nombre de ses voyages. Ni même à ses voyages, dont on ne sait au fond rien. Il n’y a peut-être pas de voyageur, en vérité, mais on le jugera. Si le jugement tombe faux, il tient aussi de celui qui est jugé. Qu’avais-je besoin de tout ce fatras, et puis de m’en parer ?

 

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C’était un vieux paysan, un vieil ouvrier. Il aurait aujourd’hui passé largement la centaine. Je ne sais pas quel livre, quelle accumulation de livres lui aurait permis d’en savoir autant qu’il en savait. Il ne doutait pas du tout d’être accordé à son monde. Et il l’était. Et il savait l’être.

C’était un autre monde, je veux bien. Oh, lui aussi a bien bavardé et bien ri, pas étudié – juste les pleins et les déliés pour écrire, lire et compter –, il a chanté plus, lu moins, défendu des opinions à s’en fâcher définitivement. Il a aussi fait une guerre et longtemps travaillé dur, une soixante d’années. Il ne lisait pas beaucoup. Il allait le dimanche à la messe. Il savait que sans Dieu il serait peut-être devenu un brigand – et ce n’était pas un mot gentil ni désuet. Un voleur. Un assassin. Un déserteur. Un traître.

Il y a maintenant un autre monde, bien plus vaste et davantage nous étriquant, et auquel les livres ni peut-être rien ne m’accorderont.

C’est comme ça. La fausseté s’est étendue considérablement. Elle aussi a sa beauté, que l’on contemple moins qu’on ne s’y complaît.

Je connais au moins ça.

Applaudissez.

 

……………………………………………

 

J’arrête là.

Non parce que j’ai fini. Parce qu’il est tard. Et que je veux mettre ça en ligne afin de ne pas perdre trop de lecteurs sur ce blog.

Après, j’irai me coucher. Je prendrai un livre. J’en lirai quelques lignes, peut-être quelques pages. Pour dormir.

J’oublierai vite ce texte.

Ce sera à peu près tout.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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