Je n’avais pas très envie de la reconnaître, mais elle ne m’a pas vu et s’est assise à la table jouxtant la mienne. Je l’ai du coup saluée, en me disant que si son ascension sociale se poursuivait à cette vitesse – celle d’une chute libre –, c’est elle bientôt qui trouverait son intérêt à volontairement ne plus me reconnaître (à moins, donc, qu’elle n’en soit déjà là).
C’est une jeune metteure (pas metteuse, hein, attention, ça ne se féminise pas comme menteur, apparemment) en scène, à la louche je lui donne dans les trente-deux. Elle a la silhouette gracile et l’entendement épais. Et nous bavardons, n’ayant rien à nous dire. Nous attendons des trains, bien sûr (décidément, la Gare de l’Est) ; et peut-être le même ; mais aucun de nous ne demande à l’autre où il va car alors l’idée bien peu attrayante de voyager ensemble devrait nous effleurer – même si, de nos jours, avec les réservations…La conversation, traînante, en vient à tourner autour du Ministère de la Culture et de sa politique (sic), puis des différents ministres de la Culture de la V° République. Tout cela est très neuneu – et même en-deçà du niveau d’un journaliste… Elle a l’air de trouver que le Neveu Mitterrand ne vaut pas le Jack Lang de « la Belle Epoque » – c’est son expression. On remonte un peu dans le temps, avec des zigzags, on évoque les oubliés de la fonction, Léotard, Toubon, Albanel. Ça devient chiant, mais ça ne fera pas arriver les trains plus tôt, alors je remonte un peu dans le temps aussi, et surtout j’essaie d’avoir la commisération joyeuse. Elle prend Déon pour Druon, c’est navrant mais selon elle justifié, « des cons de toute façon ». C’est si simple, la vie. Je lui dis pour l’anecdote que Druon était entre autres choses l’auteur – avec Kessel, mais ne compliquons donc pas tout – du Chant des Partisans. « Ah bon, il était communiiiiste ? » Je me dis que tout de même, ses parents, qui lui avaient peut-être rêvé une carrière d’expert-comptable ou d’avocate (j’y pense, dit-on experte-comptable ?), ont dû être sacrément déçu quand ils ont pigé que ses capacités limitées ne lui permettaient que d’opter entre metteure en scène (donc) contemporaine et journaleuse aux Inrocks. Bon, bon, mais j’aimerais rester à ce niveau de superficialité conversationnelle, et surtout lui poser des questions, plein de questions, la faire causer et moi, parler le moins possible. Mais enfin, même nullissime, c’est une conversation. « – Mais toi, t’en penses quoi, du Fredo ? » « – Oh, tu sais, j’ai lu ses pages sur l’Asie, elles ne valent pas celles de Malraux. » Passons, passons… Et là, elle me dit tout à trac, avec cet air extraordinaire de m’avoir percé à jour : « – Mais de toute façon, toi, depuis Malraux, j’imagine que t’aimes personne… » « – Tu rigoles », je réponds en rigolant, cherchant quoi dire, et n’ayant aucune envie de dire à cette femme (quoique ce dernier mot me semble exagéré) le moindre mal que je penserais de Malraux ministre. Puis je balance : « – Oh, moi, en fait, depuis du Plessis, je crois qu’il n’y a personne à la Culture. » « – Duplessis ! Je l’avais oublié celui-là ; c’est vrai qu’il était pas mal ; c’était quoi d’jà son prénom ? » D’un côté, les bras m’en tombent ; de l’autre, ça arrange mes bidons. « – Armand, non ? » J’escamote le Jean d’Armand Jean, ça risquerait de lui mettre la puce à l’oreille. Mais voilà qu’elle élude, l’air entendu, et pose comme sans le savoir sa main sur mon bras. Allez, cocotte, paie plutôt mon café.
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Cela dit, sur le sujet de Richelieu et de l’invention-institution-régulation du théâtre français d’Etat aux fins de la guerre (what else ?), je ne lui ai pas conseillé d’aller lire l’admirable montagne d’érudition qu’est le Instituer un "art" de Déborah Blocker, universitaire française enseignant (donc ?) à Berkeley. Livre admirable (que je vous conseille plutôt de faire commander en bibliothèque, le prix de cet essai de taille normale paru chez Honoré Champion atteignant, je ne sais pourquoi, la somme dissuasive de quatre-vingt euros) qui se lit aussi bien dans le sens que défend son auteur que dans le sens contraire, c'est-à-dire finalement selon que comme l'auteur vous encadrerez de guillemets le mot art, ou pas…
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Revenu dans ma bonne ville enchifrenée, puis chez moi, et y ouvrant le courrier, je tombe sur une invitation à aller voir au Centre Dramatique National (dont la mission serait selon le susmentionné Malraux de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité ») un spectacle joliment intitulé Majorette , dont voici in extenso l’incitation publicitaire (c’est un petit carton) :
« Etre majorette, dans le petit village de Ruoms, signifie la possibilité d’un ailleurs. Alors Viviane rêve et les paillettes de son costume brillent comme les étoiles manquantes de son paysage. Un surprenant monologue, où l’adolescence affleure, fascinante et inquiétante. »