Chiasme

 

 

 J’entre au café, salue les gens au comptoir d’une poignée de mains. Robert me fait un clin d’œil et un geste de la tête genre : regarde, gamin, ça vaut le coup d’œil. Il y a là aussi deux autres habitués, une toute jeune femme qui vient rarement, un vieux monsieur élevé à l’Assistance publique – c’est ce qu’il est en train de raconter – et son chien qui se promène en liberté dans la salle. Une gêne dont je ne vois pas du tout la cause grandit. Une gêne que le vieux monsieur ne perçoit pas du tout – c’est donc lui qui doit en être la cause. Mais, donc, me demeure inconnue la cause de cette cause. Je commande un demi.

L’atmosphère se détend peu à peu. Puis se retend d’un coup : retour de la gêne.

A un moment, je comprends. Chaque fois que le vieux monsieur appelle son chien, la jeune femme tourne la tête. Ils ont le même prénom. J’adore ce moment. C’est délicieux. Je fais signe à Robert que ça y est, j’ai pigé et recommande un demi en me retenant de rigoler.

Le vieux monsieur somme toute vient d’un monde où l’on choisissait le prénom de ses gosses dans le calendrier, et le nom de son chien en dehors. La jeune fille a sans doute des parents qui, originalité oblige, ont cherché des prénoms hors de ce calendrier trop manifestement chrétien ; elle pourrait par ailleurs tout à fait avoir un chien nommé Raoul ou Marcel, parce que c’est cool de se moquer gentiment des prénoms anciens.

Le vieux monsieur s’en va, avec son chien. La jeune femme se retient de pleurer.

Robert met gentiment sa patte d’ours sur l’épaule de la jeune femme.

Je cherche quoi dire pour détendre l’atmosphère et balance :

– Je trouve que là-dessus, quand même, l’Etat pourrait légiférer.

Bien sûr, ça ne fait rire que moi. C’est déjà ça.