[Note : Voici une version un peu plus développée de ce texte.
Pour répondre d’un mot aux diverses critiques reçues, je dirais volontiers de ce texte qu’il est ou une conversation de café, ou une blague d’une certaine ironie, ou au contraire un petit pamphlet trop sérieux ; mais je crois qu’il est tout cela à la fois… « Il ne faudrait pas que les RG tombent dessus… » et « C’est le salut par la guerre civile, votre machin ? » sont les phrases les plus drôles que j’aie lues à son propos.]
« C’est toujours le système de la retraite. C’est toujours le même système de repos, de tranquillité, de consolidation finale et mortuaire.
Ils ne pensent qu’à leur retraite, c’est-à-dire à cette pension qu’ils toucheront de l’Etat non plus pour faire, mais pour avoir fait (ici encore ce même virement de temps et de chronologie, cette même descente d’un cran, cette mise du présent au passé). Leur idéal, s’il est permis de parler ainsi, est un idéal d’Etat, un idéal d’hôpital d’Etat, une immense maison finale et mortuaire, sans soucis, sans pensée, sans race.
Un immense asile de vieillards.
Une maison de retraite.
Toute leur vie n’est pour eux qu’un acheminement à cette retraite, une préparation de cette retraite, une justification devant cette retraite. Comme le chrétien se prépare à la mort, le moderne se prépare à cette retraite. Mais c’est pour en jouir, comme ils disent. »
Charles Péguy, Note conjointe
« L’Occident meurt en bermuda. »
Philippe Muray, Exorcismes spirituels III
« Quand donc on donne aux gamins des écoles primaires des livrets de caisse d’épargne on a bien raison. Car on leur donne le bréviaire du monde moderne, un brevet de la tranquillité du monde moderne. C’est-à-dire un brevet d’avarice et de vénalité dans l’ordre du cœur. Et dans l’ordre de l’esprit, qui n’en est pas si loin, un brevet de matérialisme et d’intellectualisme, un brevet de déterminisme et d’associationnisme et de mécanisme.
Et dans les deux ordres ensemble un brevet de raidissement et d’argent.
Et on a bien raison de le présenter avec tant de cérémonie et comme un symbole et comme un couronnement et comme un coffret d’être et comme un coffret de la loi. De même que les Evangiles sont un ramassement total de la pensée chrétienne, de même le livret de caisse d’épargne est le livre et le total ramassement de la pensée moderne. Lui seul est assez fort pour tenir le coup aux Evangiles, parce qu’il est le livre de l’argent, qui est l’antéchrist. »
Charles Péguy, Note conjointe
J’écris le texte qui suit en pensant à ce que dit Pierre Legendre, à la fin, je crois, de son film sur l’ENA, concernant la remarque d’un touriste lisant dans le sigle RF d’un bâtiment ancien : Royaume de France, quand il s’agit de République Française.
J’écris ce texte avec sous les yeux un recueil de « textes politiques choisis par Denise Mayer » intitulé La République… notre royaume de France, de Charles Péguy (Gallimard, Nrf, 1946). La citation exacte de Péguy dont est tiré le titre du compil est : « La République une et indivisible, c’est notre royaume de France. »
Je pense également à George Orwell et à sa common decency ; et, plus proche de nous dans le temps, à Jean-Claude Michéa, et à ce qu’il dit de ce qu’il nomme la collusion libérale-libertaire.
Je pense également à ce pays, la France, dont l’agriculture est en jachère, l’industrie en friches (industrielles et donc : artistiques) et qui n’est plus, sous couvert d’une culture abrutie se prétendant « exception », que le très touristique bronze-culs de l’Europe.
I
– La prochaine fois, il y aura des morts, forcément. Ils tueront un flic, par exemple, et les flics répondront. Ce sera l’escalade. – Quelle idée, d’appeler ces gens des délinquants. Ce sont des criminels. Les délinquants commettent des délits, les criminels des crimes. – Ces gamins-là n’ont pas du tout été éduqués. – Ouais. L’Education nationale sert à ça. A ne plus éduquer personne. Et je ne te parle pas d’instruire… – Elle avait raison, Royal, alors, quand elle envisageait un encadrement de certaines écoles par l’armée. – Ce n’est pas inintéressant, mais c’est à côté de la plaque. L’école est, enfin : était, le lieu d’enseignement des disciplines, et nécessitait pour cela de la discipline. – Mais plus personne ne veut de trucs atroces comme ça : la discipline, c’est bien simple, ça fait disciplinaire… – Quant aux disciplines, c’est bien simple, elles sont en lambeaux. Il n’y a plus de langue française. – C’est complètement foutu de ce point de vue-là. On fabrique des crétins. Des crétins ordinaires, analphabètes à baccalauréat garanti par l’Etat ; et des crétins d’élite, énarques ou doctorants, tous également alphabètes. – Mais merde, il n’y avait pas, dans le temps, ce machin, là, la République… – Oh, mais c’était il y a très longtemps tout ça, c’est fini. – On n’étudie même plus ça en histoire, vu qu’il n’y en a plus. – C’était une époque où le beau mot d’instituteur existait ; un instituteur, en somme, ça servait à instituer un être humain dans le langage. Mais des instituteurs, il n’y en a plus non plus. – C’est interdit, même, je crois. – C’est possible, en effet.
II
– Et puis il y a cette sinistre jeune femme, là, qui a été assassinée. Anne-Lorraine Schmitt (1). – Franchement, qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Cette pauvre gourde qui n’a pas voulu se laisser violer. Franchement, elle se serait laissée faire, elle parlerait encore. – Ouais, il y a des gens qui ont de leur dignité une appréciation suicidaire. Ils ne sont pas prêts à tout pour simplement survivre. Quelle idée, aussi, de se défendre quand on est attaqué. C’est complètement archaïque. – C’est du suicide. D’ailleurs, elle était catholique. – Non mais la conne. Quant au pauvre bougre qui l’a assassinée, sa vie est foutue. Déjà que c’est un récidiviste. – Oui, oui, le pauvre, c’est une victime. C’est incroyable, cette facilité qu’ont les victimes à devenir bourreaux. Ou bourrelles, même, parfois. Presque à leur corps défendant ; enfin, si on peut dire. Ça les dépasse ; à croire pour de bon qu’au fond, ils n’y sont vraiment pour rien ; ils sont victimes de leurs pulsions. – Bon, oui, quoi, c’est juste un fait divers, non ? – Exactement, ça pourrait arriver à n’importe quelle femme, voire à n’importe qui. C’est la vie… Personnellement, je ne comprends même pas qu’on ait pu en parler autant. – Les banlieues, c’est bien mieux. La misère s’y trouve plus générique. C’est un climat nettement plus révolutionnaire, au fond. Et la révolution, quand même, il n’y a que ça de vrai. – Tu m’étonnes.
III
– Nous filons droit vers la guerre civile. Un gouvernement habile pourra au mieux la repousser, la retarder. – Ce qui est idiot. Ce qu’il faudrait, au contraire, c’est accélérer la catastrophe. – Aucun gouvernement, médias au cul, ne voudra jamais faire cela. Ils ont la trouille. – Ils sont tenus par les couilles, oui. Même qu’il a fallu un microscope pour les choper. – Quoi ? – Les couilles, tiens… – N’empêche. Je ne comprends pas. Pourquoi veux-tu l’accélérer, la catastrophe ? – Mais parce qu’elle aura lieu de toute façon. Il est bien trop tard pour l’empêcher. Un gouvernement habile pourra au mieux la repousser. – C’est-à-dire la refiler au prochain, bon débarras, lavage de mains pilatique. – Bon, mais quand même : pourquoi l’accélérer, cette putain de catastrophe ? – Je vais te dire : au lieu de repousser le moment du clash, il faut le précipiter. Parce que chaque jour qui passe donne à l’adversaire plus de moyens, plus d’armes, plus d’organisation ; parce que plus on repoussera le clash, plus on jouera la montre, à désarmer et désarmer pour donner des gages de bonne volonté citoyenne, plus ils seront puissants, et plus nous serons écrasés. – Tant que ces criminels brûleront les bagnoles de leurs voisins au fin fond de la banlieue, ça ne concernera guère le bobo – architecte, mais surtout : journaliste de gauche – qui les soutient moralement, de son fauteuil design. En revanche, si on arrivait à faire descendre en ville, à Paris, ces hordes, ces meutes de barbares… – Tu veux dire, s’ils s’en prenaient aux quartiers paisibles et chics de la capitale. – Oui, si au lieu d’avoir pour théâtre ces banlieues – parce que les banlieues, pour un parisien de Paris, c’est déjà l’étranger, et ce qui brûle là-bas ne brûle en définitive que dans sa télé –, ces émeutes avaient lieu à Paris, si la voiture du bobo était carbonisée, sa fille et sa bobote violées, là, peut-être qu’ils cesseraient d’excuser comme un seul homme les hordes criminelles… – Sans compter que les criminels pourraient s’attaquer à de plus gros symboles, même s’ils n’ont aucune idée de ce que c’est, l’Hôtel de Ville par exemple, et péter le Louvre aussi plutôt qu’une minable bibliothèque de quartier (je fais l’impasse sur l’Opéra Bastille)… – Et il y aurait un sursaut, tu crois ? – On peut l’espérer, non ? – Du courage. Tu attends du courage de ces gens-là, toujours prêts au nom de leur morale pornographique à excuser, ou plutôt : à justifier, à rendre juste, le pire. Ils justifient l’horreur et la terreur. Ils sanctifient le crime et l’abomination. Tu attends du courage de gens qui ont peur de tout. – Ils ont peur de tout, ces connards. Ils auraient peur de leur ombre. Ils ont même peur de la fumée des cigarettes, et de l’air qu’ils respirent.
Votez Grenelle !
(1) Je me permets de renvoyer ici au texte somptuaire (c’est le seul mot qui me vient) de Juan Asensio intitulé D’un silence assourdissant : sur l’assassinat d’Anne-Lorraine Schmitt.