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Claudel - Page 3

  • Prison rose

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    La femme parle en premier :

    – J’ai fait repeindre en rose la prison ; tu ne sortiras pas d’ici vivant.

    – Et alors ?

    – Je t’imaginais davantage aimer la liberté. Mais cela même, tu es trop fier pour l’admettre.

    – Du temps que je régnais, je ne faisais nul cas de la liberté, et ce faisant, la laissais libre. Vous ne m’en privez pas, ma petite fille ; car vous ne me pouvez priver que de ce qui m’appartient.

    – Tu vas souffrir ici, mon oncle.

    – Certainement. Mais cela du moins est à moi.

    – Il faut que tu croupisses et souffres et meures ici. Toi ôté, le monde est libéré, chacun fait selon son désir. Nous n’avons plus besoin de soldats, nous n’avons plus besoin de devoirs.

    – Vous n’avez plus d’honneur.

    – Qu’importe, je n’aurai pas d’enfant.

    – Ton monde meurt, imbécile. Quel âge as-tu à présent, Ingrid ?

    – Moins que celui que je parais, puisque je ne parais évidemment pas mon âge.

    – Tu as toujours ce visage d’enfant butée, mais comme ciré, et cireux. Ton visage d’enfant est un masque de mort.

    – Non. Tu me hais.

    – C’est une décision que tu as prise. Je ne te hais pas. Simplement, il te fallait ma place, vite, toute ma place, tout de suite, quitte à me marcher sur la face. Je ne te souhaite pas qu’un jour tes enfants à leur tour t’imitent.

    – Mes enfants ? Quels enfants ? Je les tue dans mon ventre. Quant aux autres enfants de la Cité, ils me seront soumis. Comment ne reconnaîtraient-ils pas en moi la révolte, leur révolte, la matrice même de toutes les révoltes ?

     

    *

     

     

    Voilà, c’est tout. C’était une page de carnet, griffonnée ce matin dans un quelconque buffet non fumeur d’une charmante gare de Province. J’ai simplement imaginé d’inverser le rapport de pouvoir liant Antigone et Créon. Le vieux homme en tenue militaire approximative est arrêté, placé dans une cellule – bizarrement ? – rose (fluo). Nantigone (oui, Nantigone, pourquoi pas ?) lui rend visite – peut-être, pour plus de transparence, les protagonistes sont-ils séparés par une vitre blindée.

    Une autre note (très approximative et schématique), la veille :

    « Nantigone, fille de Nœdipe, pour exister, doit fantasmer son père en une espèce d’Hannibal Lecter. Elle doit le transformer en Hannibal Lecter, quitte à récrire l’histoire entière. Et par extension tout homme plus âgé qu’elle… » Pour Lecter, je pense surtout aux films, et donc à Anthony Hopkins. De Thomas Harris, j’ai seulement lu Dragon rouge, probablement peu après sa sortie en France, dans les années 85 (au pif).

     

    Je l’ai appelée Ingrid, finalement, (je voulais un prénom charmant et froid, papier glacé, qui sente le Nord, i. e. la Réforme) et lui est anonyme. Nommer (ou évoquer) Antigone, ou même Créon, les eût rendus illisibles. « Mon oncle » a l’inconvénient de rappeler le Fou dans King Lear, et « Cela du moins est à moi », à propos de la douleur (ou de la souffrance, je ne sais plus), est de Claudel (Mesa, je crois, dans Partage de midi).

     

    Restons-en là.

     

  • Le Pain dur, par Paul Claudel

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    (Tous trois se donnent la main[1].) 

    LOUIS. – Et maintenant, j’ai encore quelque chose à vous demander.

    ALI. – Tout ce que vous voudrez.

    LOUIS, montrant le crucifix. – Vous êtes amateur de curiosités, débarrassez-moi de cette horreur.

    ALI. – Mais cela n’a aucune valeur ! la pluie et le temps en ont fait une chose informe.

    SICHEL. – Mon père, il est du Quinzième.

    ALI. – Il est rompu en morceaux. On dit que c’est Madame votre mère qui l’a retrouvé et collectionné.

    LOUIS. – Oui, elle était amateur de ce genre de choses.

    ALI. – Je n’en veux pas.

    LOUIS. – C’est du bronze massif comme une cloche.

             (Il frappe dessus du doigt. Ali frappe aussi, modestement.)

    Allez-y donc, ne vous gênez pas !

    Avez-vous quelque chose de dur ?

    ALI. (Il sort une clef de sa poche.) – C’est une clé que j’ai trouvée dans les décombres à Dormans. 

    LOUIS. – (Prenant la clef, il en décharge un grand coup sur la tête du Christ.) – Ecoutez un peu comme cela sonne !

    ALI. – Oui, les fondeurs n’étaient pas rares à cette époque.

    LOUIS. – Qu’est-ce que vous m’en donnez ?

    ALI. – Trois francs le kilo. C’est le prix courant. Vous n’en trouverez pas plus autre part.

    LOUIS. – Mais c’est du bronze ancien ! Regardez !

             (Il raye le bras du Crucifix avec la clef.)

    Ils ne savaient pas raffiner les métaux. Dans ces vieux bronzes, on trouve de tout, même de l’or et de l’argent.

    ALI. – Je vous en donne trois francs.

    LOUIS. – Donnez-m’en cinq.

    ALI. – Allons, je vous en donne quatre, mais c’est trop cher.

    Ce n’est plus du commerce, c’est de la fantaisie. Quatre francs ! Oui, c’est une mauvaise action que vous me faites faire.

    LOUIS. – Eh bien, j’accepte quatre francs, et si vous me débarrassez de cette horreur,

    J’estime que je serai encore celui qui gagne et non pas celui qui perd.

     

     

     

     

     

    [1] Ici s’unit le drame à la scène. (Note de Paul Claudel).

     

    J’ai intégré dans ma Culutre citoyenne cette fin de la pièce de Claudel, sous le titre : 10. La fin du Pain dur. Elle y figure à la  fois les prodromes de la succession des atrocités contemporaines et par son éloignement dans le temps – la scène écrite en 1913-1914 est censée se passer sous Louis-Philippe – l’exact envers de notre modernité imbécile… Voici ma didascalie en surplomb :

     

    La scène est dans le noir, les voix enregistrées. Les personnages sont ceux de la fin de la dernière scène du Pain dur de Paul Claudel : Sichel, Louis-Napoléon Turelure, Ali Habenichts.  Si vous voulez savoir un peu la cascade de parricides variés qui se répercute et s’ourdit dans cette pièce, et dont nous sommes les démocratiques enfants, lisez donc d’abord L’Otage, puis Le Pain dur, et pour finir Le Père humilié… En surplus des paroles, tous les didascalies et noms de personnages doivent être lus aussi, comme si nous nous trouvions dans la tête de cet unique lecteur silencieux que par extraordinaire nous entendons toutefois.

  • Technokrisis I : Nouveaux péquenots, nouvelles péquenologies

    Le texte qui suit est celui d'une conférence que je n'ai finalement jamais donnée. Il est encore très emprunt de compromis variés. Il sera suivi d'un texte plus bref, Technokrisis II, que je mettrai en ligne dans quelques jours. 

     

     

    I

    Avant d’aborder le problème plus spécifique du rapport entre théâtre et technologie, je voudrais dire brutalement qu’en regardant le vaste champ d’épandage artistique actuel, je ne m’étais tout de même pas attendu à rencontrer une confusion si grande. La plus fréquente, qui est comme la marque de cette époque, confond les moyens et les fins ; ou plutôt voudrait nous convaincre que les moyens sont des fins, naturellement et en toute logique. L’utilisation de l’outil technologique est à la fin censée masquer l’absence de sens de l’œuvre ; en faisant admettre presque d’emblée que cette utilisation est une fin en soi. Ce qui est idiot. Et je passe très gentiment sur les argumentaires prétendument conceptuels qui, sans parler même de concaténation, mettent en déroute la simple logique même. Il s’agit en général de faire passer cette confusion confinant à la bassesse pour une innovation créatrice ou je ne sais quelle autre fumisterie. Je passe aussi sur le ronron pseudo-politique qui voudrait que ces productions bien souvent financées par les pouvoirs publics viennent subvertir quoi que ce soit ; alors que non (et tant mieux).

    L’artiste qui se demande ce qu’il va bien pouvoir faire avec tel outil se pose simplement une question technique, nécessaire sans doute, et à laquelle accèdent aussi les chimpanzés par exemple. La question de l’art, d’autre part, est plutôt : de quel outil ai-je besoin pour faire, dire, montrer cela ? L’outil ici est réellement traité comme outil, comme ce qui est utile à quelque chose, comme moyen.

    Les technologies dites de l’information et de la communication servent ordinairement ce qu’il est convenu d’appeler l’ultralibéralisme. Et force est de reconnaître que l’ultralibéralisme, au moins, fait de ces technologies un moyen pour ses fins qui sont certainement de faire de l’Argent un empire, et de le faire sur l’abrutissement de la planète au grand complet.    

    Est-il possible de détourner réellement ces outils, ces outils fabriqués pour dominer le monde ? Sans doute. Mais les enfants de l’ultralibéralisme que nous sommes – que ça nous plaise ou pas – en sont-ils capables, sans passer par l’interrogation quant aux fondements mêmes de la pensée qui a produit ces outils fascinants ? Sans doute que non.

    A la pointe de la technologie civile, des musiciens de génie adaptent à leur art souvent hypercontestataire les inventions de la technologie militaire ; en retour sur investissement, peut-on dire méchamment, leur production musicale devient la bande-son officielle du monde qu’ils croient critiquer. Ou rien.

    Et de toute façon, artistique ou pas, quoi nourrit mieux la gueule ultralibéraliste que l’innovation machinique permanente, le dépassement technologique incessant, le jamais vu-jamais fait, l’éclatage de tabous, bref toutes choses ouvrant nouveaux marchés ?

    Parenthèse. Nous sommes, qu’on le veuille ou pas, les enfants de l’ultralibéralisme en cours ; non moins que nous vivons après ces paroxysmes techno-industriels que sont Auschwitz et Hiroshima : nous sommes donc aussi, comme le dit ce grand penseur de la technique et de la machine que fut Günther Anders, les fils d’Eichmann. Que cette réalité-là soit au plus haut point déplaisante n’est certes pas une raison de l’occulter ou de la balayer d’un revers de la main. L’histoire n’est pas seulement, comme on dit, du passé, passé dont nous serions rien moins que magiquement affranchis. La profondeur de l’histoire est justement de ne pas cesser de s’actualiser, et vouloir nier ou ignorer cela constitue sans doute le révisionnisme le plus tempéré et, hélas, le mieux partagé.

    Le problème dans le détournement de l’outil, c’est peut-être l’engluement de presque tout le monde dans la fascination. L’outil, ici, dans son utilisation adéquate, est justement pensé pour fasciner, capturer le sujet qui regarde (le spectateur) ; mais la volonté de le détourner, de le retourner contre lui-même, provoque l’inverse : la fascination de celui qui utilise, c’est-à-dire le prétendu artiste. D’où ces œuvres, encore dites « d’art » malgré l’anachronisme, produites au kilo et devant lesquelles, pas fasciné du tout, le spectateur s’emmerde (sauf à être de la partie et à évaluer le caractère de nouveauté, d’innovation dans l’utilisation des techniques, etc.).

    Les œuvres d’art, immédiatement ou à retardement, ont toujours produit un effet de fascination ; au point qu’on peut sans doute dire que c’est par là d’abord qu’elles deviennent œuvre d’art. Personne ne va nulle part de son plein gré dans le but avoué d’ouvertement s’emmerder ; les gens, quel que soit finalement le crédit qu’on leur fasse et la hauteur de leurs vues, ne demandent qu’à « être pris ».

    Un outil conçu pour fasciner en somme, est plutôt bien conçu. (Sans fascination, finalement, il n’y a pas d’art.) Et il est difficile de le détourner pour fasciner autrement. La question en somme, est celle de la représentation. Et tient dans le fait que ces outils sont conçus pour fasciner des masses, c’est-à-dire pour capturer des individus à l’endroit de ce qu’ils reconnaissent, fût-ce par habitude, pour leur être commun.

    L’endroit où la plupart des artistes, malgré les discours affirmant le contraire, sont pris dans l’ultralibéralisme de l’époque, c’est celui où ils entrent dans la volonté de produire une fiction onirique, utopique ; au lieu que le réalisme, la représentation de la réalité – serait-elle par essence déplaisante –, est l’autre lieu de ce qui est commun. Ici, le problème est devenu esthétique.

    Parenthèse. Issues du XIX° siècle et de son noir fond occulte, les grandes utopies socio-industrielles se sont au XX° concurrencées à grands coups de mégacorpses. Un mégacorpse, je le dis pour les profanes, c’est en jargon stratégique militaire américain, l’unité désignant un million de morts. Réplique fractale surgie des immondices, les précédant parfois, l’utopie culturelle s’est bravement employée, à quelques rares exceptions près, à barioler de couleurs vives et joyeuses l’ombre portée de ces grands cimetières sous la lune. Dans tous les cas, l’utopie est toujours là pour cacher l’atroce réalité sous des atours chatoyants. Elle continue de prospérer : elle n’a même plus besoin de s’offrir puisqu’elle se vend très bien. Il s’agit en somme de préférer à la raison la folie. Et ça délire.

    L’utopie étant par étymologie le lieu qui n’existe pas, on voit mal ce que son avènement dans la seule fiction spectaculaire pourrait bien laisser à craindre au monde réel ; qui trouve d’ailleurs son intérêt à tout bonnement la financer. Après quoi ces prétendus artistes fabriqués à la chaîne ont beau jeu de se définir, eux-mêmes ou ceux qui les emploient, comme subversifs quand ils sont simplement les mutins de Panurge de ce monde.

    Le problème, donc, c’est de savoir, avec cette pléthore d’outils dont nous disposons certes, comment on traite de la réalité. Ce qui demande sans doute, en guise de préalable, qu’on soit capable d’abandonner toute posture idéologique ; et de devenir en somme un athée social.

    La possibilité critique, c’est au sens propre celle du moment critique, je veux dire : de l’état de crise.

    II

    Le théâtre est un art très ancien ; il naît en Grèce, c’est-à-dire dans le pays où le mot art se dit teknè. Mais ce teknè, plutôt que par technique (trop réducteur) ou par technologie (trop éloigné, de par l’ajout du mot problématique logos), mieux vaudrait aujourd’hui le traduire par structure.

    La structure du théâtre en tant que représentation, c’est d’être le nœud de ces trois choses : le texte, le corps, l’image – le corps ne tenant pas ici pour rien la position médiane. Cette structure est ce qui lui permet d’opérer la capture du spectateur ; cette structure est ce qui permet que ça fonctionne, qu’il y ait fascination (et qu’on se mêle ou pas de la distancier, ici, n’y change rien).

    A quelques expérimentations négligeables près, on peut tenir cette structure du théâtre pour invariante. Elle n’influe donc en rien sur le contenu de la représentation, sur ce qu’il s’agit pour l’auteur ou l’interprète de dire ou de montrer.

    La différence ici, c’est que l’auteur de théâtre est obligé, à chaque fois, de recréer la structure – plus ou moins bien, évidemment. Son outil ne préexiste pas. Et à la fin, cet outil ne peut pas être séparé de la représentation du monde qu’il porte.

    Cette définition structurale de la représentation théâtrale ne définit pas seulement le théâtre comme art ; mais définit aussi, anthropologiquement, ce qui préside à la constitution des sociétés par l’institution de mythes fondateurs, divinités, et autres avatars. Aucune société n’existe sans fiction dans laquelle se reconnaître, sans mise en scène d’un Tiers venant garantir à cette société la possibilité de sa perpétuation. C’est même précisément à cela que fait miroir le théâtre : il est le miroir du miroir.

    D’où la nécessité pour lui d’un rapport puissamment critique à la réalité.

    III

    Morts respectivement en 1955 et 1956, les deux génies antithétiques du XX° siècle théâtral, Claudel et Brecht, étrangement, envisagent ou entreprennent tous deux, dans les années qui suivent la seconde guerre mondiale (c’est-à-dire la destruction industrielle des Juifs d’Europe et les deux explosions nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki), de faire place, à l’intérieur même de leurs structures dramatiques, et en surplus de la musique, à des projections cinématographiques. Mais, et c’est le point crucial, ils ne pensent évidemment pas cette nécessaire modernisation du rapport à l’image dans le spectacle au détriment de leur art dramatique et poétique.

    Le fait est que dans la structure texte-corps-image, le texte n’est pas premier par hasard. Le théâtre est cet art de la guerre où tout ce qui advient peut et doit être déduit de ce qui se dit ; d’où il découle, aux fins d’une précision qu’on peut dire balistique, que ce qui se dit doit d’abord être écrit. Le théâtre est l’art martial particulier qui subordonne l’action à la parole. Le théâtre, pour parler en termes occidentaux donc chrétiens, porte une foi dans la vérité révélante de la parole, c’est-à-dire également dans la vérité apocalyptique de la parole, et c’est pour cela qu’il est, ou plus exactement était, un art littéraire à part entière. Et c’est par cela aussi que cet art né grec était lié à ce qu’on a appelé, jusqu’à une période récente, l’histoire.

    C’est d’ailleurs parce qu’il était écrit que le théâtre en Occident a pu survivre à presque mille ans d’interruption totale, et resurgir tout armé. C’est parce qu’il était écrit, fût-ce en langues mortes, que le théâtre était un art vivant.

    Parce que, même parfois malgré nous, nous sommes férus du dernier cri de l’innovation, et bien sûr aussi parce que son invention est cinq ou six fois millénaire, nous n’apercevons généralement plus que, quelque soit par ailleurs son support matériel, l’écriture est le dispositif technologique qui permet qu’une phrase, dans la forme exacte où elle a été pensée par son auteur, vienne s’imprimer sans aucune altération dans le cerveau du lecteur, même mille ans plus tard.

    Dans le dispositif texte-corps-image, le texte est autonome et premier(1).

    Pour prendre une métaphore au concret de laquelle l’aéronautique n’accède pas encore, on peut dire que le texte est simultanément le moteur et la boîte noire du théâtre. Peut-être que le moteur carbure au spectacle, mais la boîte noire s’en passe évidemment très bien. De sorte qu’il est souvent plus intéressant de lire une pièce de Shakespeare ou Racine que d’assister à une quelconque de leurs extravagations spectaculaires contemporaines.

    Le texte théâtral n’est pas un scénario ; il n’a pas vocation à disparaître dans le spectacle, qui lui-même doit bientôt disparaître. Fabriquer un spectacle prétendument vivant où le texte n’est pas autonome et premier, c’est paradoxalement faire du théâtre un art mort ; c’est même le tuer dans l’œuf. C’est un art simultanément fait pour la consommation et pour l’oubli ; un art qui porte en lui la marque de son époque, et rien d’autre ; un art dont il ne doit en somme rien rester. Et finalement, ce n’est pas un art : c’est une crotte culturelle. Pour masquer la réalité, et la présenter même sous un jour distrayant, il est possible qu’on aille jusqu’à faire passer cet assassinat pour de la création. On a les démiurges qu’on mérite.

    En dépit de ce versant positif en quoi consiste quelques innovations formelles indubitablement intéressantes, on peut peut-être tenter de lire négativement l’histoire de la mise en scène au XX° siècle aussi comme le mouvement qui a privé de tout pouvoir décisionnel et finalement expulsé du théâtre, sur des modes fort différents, ceux qui en étaient le fondement même : les écrivains et les acteurs. Sur le même mode, aujourd’hui, les metteurs en scène à leur tour passent sous la coupe de diffuseurs (d’ambiance) chargés de garantir l’uniformité nationale de la diversité culturelle.

    D’autre part, la dissolution de la logique, grassement encouragée par l’enseignement de l’ignorance (ou, si vous préférez, par l’apprentissage de l’analphabétisme, apprentissage institué), permet aujourd’hui à presque n’importe quel imbécile désœuvré généreusement entretenu dans l’ignorance de son ignorance même par la société qui le produit en série, de s’autoproclamer artiste au prétexte qu’il est pourvu d’une bécane et qu’il bidouille des trucs dedans, ce qui est très cool. Je n’exagère qu’à peine. Par quelle opération miraculeuse voudriez-vous que cet artiste en herbe, quel que soit par ailleurs l’âge de l’herbe, n’aille pas donner dans le panneau en quoi consiste cette confusion illogique des moyens et des fins dont je parlais plus haut ?

    Ce qui lui manque d’évidence, à cet artiste à tant d’autres exactement identique, ce sont les outils de connaissance essentiellement historiques lui permettant de se faire une idée construite du monde complexe dans lequel il vit, et de comprendre de quel fond de pensée métaphysique proviennent les jolis joujoux qu’il utilise de façon si artiste ; en somme de voir plus clairement dans quelle fascinante réalité, justement, il vit et se trouve capturé.

    Cette connaissance-là n’empêchera jamais personne d’utiliser les derniers outils technologiques déjà obsolètes mis sur le marché, mais permettra peut-être d’entrevoir à quelles fins les employer. La possibilité d’une critique effective de la réalité technologique ne fera sans doute pas l’économie d’une utilisation de ces outils technologiques, mais elle n’atteindra réellement son plérôme que par l’émergence d’une parole capable de les subordonner à elle, et de les inclure in fine dans le dispositif structural du théâtre.

    Il est possible que cette critique de la réalité soit moins plaisante que nombre de ces fictions utopiques et doucereuses dont j’ai évoqué tout à l’heure le fond de crime réel ; il est possible en somme que la fiction critique qui réarmera le théâtre soit difficile à vendre. Tant mieux. On passe aujourd’hui le cap des ventes comme celui jadis de la censure ; avec l’amère satisfaction de survivre et la certitude inavouable de ne rien dire vraiment.

    Certes, c’est un travail énorme que de comprendre quel monde est en réalité le nôtre (la lecture des quotidiens nationaux et de deux ou trois ouvrages de vulgarisation n’y satisferont jamais) et c’en est encore un autre de s’employer ensuite à chercher comment on pourrait bien rendre compte de cette réalité par des moyens artistiques historiquement éprouvés.

    Mais à défaut de ce travail, nous risquons de rester très longtemps dans la situation actuelle où de prétendus artistes frôlant l’analphabétisme satisfont mollement aux grilles de programmations d’un édifice culturel dont on peut dire qu’il est, lui, tout au plus alphabète.



    * (1) J’évacue ici volontairement, pour des questions de durée, la question de la voix. Pour aller vite, je dirais qu’à l’intérieur du dispositif structural du théâtre, le texte est à la fois séparé, du fait de sa nature scripturale anti-spectaculaire comme du fait de sa nécessaire antériorité, et inclus en tant qu’il fait retour épiphanique sous forme vocale à l’endroit de la disjonction du rapport corps-image ; en tant qu’il est par la voix cette disjonction même. A la dualité réalité-utopie, ou raison-folie, fait ici écho la question du lire et du délire.