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Bloy - Page 2

  • Lamentation de l'Epée, par Léon Bloy

     

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    La première fois que l’Esprit du Sabaoth parla de moi, ce fut pour que les hommes n’oubliassent pas qu’on m’avait vue tout en flammes au seuil de l’Eden perdu. 

    J’étais, en cet ancien jour, une épée de feu dans la main de feu du Chérubin qui gardait par moi le sentier de « l’arbre de vie ».

    La Famille humaine s’enfuyait sous l’épouvantable ironie de Dieu, à travers les épines d’un monde inconnu, désormais ensemencé de malédictions, où les gigantesques animaux, –  hostiles déjà, – la regardaient s’enfoncer.

    Ah ! on était, alors, de tristes Dieux, bien étrangement dénués ! On agonisait de jeunesse et l’inexpérience de la Douleur correspondait, en ces deux Etres qui devaient tout enfanter, aux lassitudes inexprimables des derniers temps à venir de l’Humanité.

    Il est probable qu’on ne rêvait pas beaucoup dans les crépuscules de cet exil. Les monts et les fleuves d’avant le Déluge étaient vainement prodigieux et les plateaux étalaient en pure perte leurs végétations emphatiques.

    Le soleil avait pâli pour toujours et l’immense tristesse de l’Orgueil était accroupie sur la Création. On se souvenait trop de moi et on se souvenait trop du Paradis.

    Un jour, enfin, longtemps après le premier Meurtre, exécuté je n’ai su comment, il arriva qu’un terrible garçon, sorti de l’Homme à la main sanglante, forgea quelque chose de resplendissant qui me ressemblait. Le Jardin des délices n’ayant existé que dans la mesure de l’humaine convoitise des Cieux et le Chérubin se lassant de préserver un symbole que ne menaçait plus la nostalgie d’aucun exilé, je reçus la permission d’incorporer ma brillante image et d’aller ainsi par toutes les vallées de la Mort, comme l’attestation du Châtiment et le rappel divin des Extases.

    *

    Aussitôt je devins la Guerre, et mon redoutable Nom fut partout le signe de la Majesté.

    J’apparus l’instrument sublime de la providentielle effusion de sang et, dans mon inconscience merveilleuse d’élue du Destin, j’épousai, le long des siècles, tous les sentiments humains capables de l’accélérer.

    La Colère, l’Amour, l’Enthousiasme, la Cupidité, le Fanatisme et la Démence furent servis par moi d’une façon si parfaite que les histoires ont eu peur de tout raconter.

    Pendant six mille ans, je me suis soûlée, sur tous les points du globe, de massacres et d’égorgements. Il ne m’appartenait pas d’être juste ni d’avoir pitié. Il suffisait que je fusse indiciblement sainte par ma Vocation et que j’aveuglasse de tant de larmes les yeux des mortels que les plus orgueilleux en vinssent à tâtonner humblement du côté du ciel. J’ai tué des vieillards qui ressemblaient à des palais de la Douleur, j’ai tranché les mamelles à des femmes qui étaient comme de la lumière et j’ai percé des petits enfants qui me regardaient avec des yeux de lions mourants.

    Chaque jour, j’ai galopé sur le Cheval pâle dans l’avenue des cyprès qui va de « l’utérus au sépulcre », et j’ai fait une fontaine de sang de tout fils de l’homme qui se trouvait à ma portée.

    Si je n’ai pas frappé Jésus, c’est que j’étais trop noble pour Lui. J’étais trop auguste pour qu’Il acceptât la mort que je donne.

    C’était bon pour Ses apôtres et pour Ses martyrs, pour Ses vierges et pour leurs bourreaux, qui périssaient à leur tour. Je n’étais pas ce qu’il fallait à cet Agneau de l’Ignominie.

    *

    J’ai, sans doute, le droit d’être fière, car je fus passionnément adorée.

    Etant la messagère ou l’acolyte du Seigneur Très Haut, jusque dans l’apparente iniquité de mes voies, on s’aperçut que j’accomplissais une besogne divine et il vint un jour où l’héroïsme occidental me donna précisément la Forme sacrée de l’instrument de supplice qui m’avait été préféré pour la Rédemption.

    Le monde alors fut en extase pour ma beauté. Les chrétiens adolescents rêvèrent de moi, je reçus le dernier baiser des monarques agonisants, les conquérants treillissés de fer s’agenouillaient en me regardant et des continents furent ensanglantés de la prière dont j’étais l’inspiratrice.

    Lorsque l’enthousiasme de la Croix s’éteignit, je condescendis à l’investiture de ce que les hommes appelaient l’Honneur, et, dans cet abaissement, je parus encore assez magnifique pour que l’Europe entière se précipitât aux pieds d’un seul Maître qui m’avait placée dans l’ostensoir de son cœur.

    Assurément, il ne priait pas, cet Empereur de la Mort, mais, quand même, je répandais, à l’entour de lui, l’œcuménique oraison du Sacrifice et du Dévouement, – la terrible oraison rouge qui se vocifère dans les abattoirs de peuples.

    Ah ! ce n’était pas aussi grand que le passé, mais qui dira combien ce fut beau ? J’en sais quelque chose, moi, l’Epée, dont il est écrit que je dois tout dévorer à la fin des fins !

    *

    En attendant, je suis humiliée par des pollutions indicibles. Il n’a pas fallu moins de dix-neuf siècles de christianisme après tant de fois mille ans d’idolâtrie, pour qu’on en vînt à me prostituer ; mais aujourd’hui, c’est irrémédiablement accompli et voilà pourquoi la Tueuse impassible se désespère !

    Ah ! sans doute, on m’a vue souvent passer en des mains étranges, mains d’oppresseurs, mains de bourreaux ou mains de bandits. On m’a vue même dans la sacrilège main des lâches d’où je m’enfuyais aussitôt qu’ils entendaient gronder le tonnerre.

    On ne sait pas ce que je pèse dans la balance inique des victorieux et on ignore combien je me fais légère au poing léger des adultères ou des parricides. Car mon royaume est exclusivement de ce monde, je domine sur le vaste empire de la Chute et toutes les catégories d’expiations m’appartiennent. Les gens à courte vue peuvent donc, à la rigueur, tout me reprocher, puisque je suis à la fois le Crime et le Châtiment.

    Mais ce qui se passe en cette rognure de siècle désavouée par la racaille de l’Abîme est si dégoûtant que je ne sais pas où l’Exterminateur devra me tremper un jour, pour me dessouiller des usages inouïs que l’on fait de moi. Je suis devenue la ressource dernière et la fatidique salope des maquereaux en litige ou des journalistes oblats dont la purulence eût épouvanté Sodome !…

    *

    On voit des semblants d’hommes, de corpusculaires Judas, paraissant avoir été obtenus par les fétides accouplements de quelques sales et vénéneux vieillards, qui, non contents de s’être versé réciproquement sur la tête leurs âmes de fumier, s’ingèrent encore de vider par moi leurs querelles de lupanar.

    Ils osent, de leurs mains pourries, capables d’oxyder les rayons du jour, toucher à l’Epée des Anges et des Chevaliers !

    Ils osent m’offrir leurs poitrines, leurs impurifiables poitrines que n’épuiserait aucun vidangeur céleste et du fond desquelles semblent monter les borborygmes effrayants de leur courage militaire !

    En d’autre temps, lorsqu’il y avait encore des êtres faits pour commander, ils eussent assurément gardé de très beaux cochons sur la pisseuse lisière de ces mêmes forêts que déshonorent aujourd’hui leurs malpropres combats.

    Ils eussent été trop heureux de pâturer à l’ombre des chênes, en rêvant de carotter quelques additionnelles pitances aux nobles chiens du Seigneur, sans trop s’exposer à la trique de l’ergastulaire.

    Ces drôles immondes vivent aujourd’hui, comme s’ils étaient les concubins de la gloire et le troupeau de groins qu’ils paissent a vraiment l’air d’être les trois quarts de l’humanité contemporaine, devenue assez liquide pour se choisir de tels pasteurs.

    Abusant effroyablement de la Parole dont ils ont fait une ordure, ces hermaphrodites avortés pérorent dans les journaux ou les assemblées et se badigeonnent entre eux de leurs excréments et de leur sanie.

    Les coqs de France n’osent plus chanter et les trois au quatre derniers aigles qui se sont obstinés à vivre pour être les témoins du prochain déluge, ne savent plus où reposer leurs tristes ailes fatiguées de les soutenir au-dessus de ce dépotoir.

    C’est ainsi qu’on peut contempler dans l’un ou l’autre crépuscule, sous les frondaisons désolées, de pâles charognes s’aligner pour de dérisoires escrimes où il est parlé d’honneur !

    Et c’est moi, le très vieux Glaive des Martyrs et des Chefs de guerre, qui suis employé à cette besogne de dégoûtation !

    Mais qu’ils y prennent garde, les nocturnes palefreniers de la jument populaire.

    Je dévore qui me touche et j’en appellerai de moi-même à moi-même pour punir mes profanateurs.

    Mes lamentations sont mystérieuses et terribles. La première a percé les cieux et noyé la terre ; la seconde a fait couler deux mille ans des Orénoques de sang humain ; mais à la troisième, que voici, je suis sur le point de reprendre ma forme antique. Je vais redevenir l’Epée de flammes et les hommes sauront enfin, pour en crever d’épouvante, ce que c’est que ce tournoiement dont il est parlé dans les Ecritures !…

       

    (1890)

       
  • Insipiens Rex

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    Cur, nisi quia stultus et insipiens ?

    Saint Anselme de Cantorbéry, Proslogion

    « Pourquoi, sinon parce qu’il est sot et insensé ? »

     

    1. Dramatis personae

    Il y a une continuité, et une évolution, de Nietzsche.

    Si je les condense, la pensée de Nietzsche, quitte à la réduire ici de façon outrancière, est une mise en tension entre deux termes polaires, dont un seulement, dans le cours du temps, de l’œuvre et de la pensée, significativement, a changé.

    Il y a, dès le départ : Dionysos et Apollon.

    Et il y a, à la fin : Dionysos et le Crucifié.

    Apollon et le Crucifié, notons-le, ne sont pas interchangeables, quoiqu’en nombre de points ils se ressemblent. Un autre nom d’Apollon est Loxias, l’Oblique, et l’ « oblique » est une façon parmi d’autres dont la Chrétienté appréhendera, plutôt que : nommera, le diable. (D’une manière comparable, Léon Bloy, à la fin du Salut par les Juifs, note qu’il est à peu près impossible de séparer Lucifer et le Paraclet (l’Esprit Saint), fût-ce dans l’extase béatifique…)

    Toutefois, aucun de ces termes polaires, entre lesquels oscille et peut-être se positionne toute vie humaine, n’est à proprement parler un concept. Les philosophes ont parlé, parleront, peut-être parce que c’est leur gagne-pain, peut-être parce qu’ils obéissent, de personnages conceptuels. Foutaises.

    Ces termes sont avant tout des noms propres.

    Des noms de personnages.

    Des noms de dieux, aussi.

    Et ce ne sont pas les seuls.

    Il y a encore : Dieu – le Dieu des Juifs et des Chrétiens – dont l’hypothèse qu’Il est mort emplit – et barre – tout l’œuvre de Nietzsche.

    Et il y a aussi, bien, sûr, Zarathoustra, un ancien dieu, mort lui aussi, mais depuis des siècles, que Nietzsche essaie de réactiver, sinon pas : ressusciter, en vain, magnifiquement.

    Des noms de dieux, donc.

     

     

    2. Aporie tragique

    Et puis, il y a ce petit personnage très commun, multiple et protéiforme, qui se trouve avoir envahi le monde, «  la maison de fou des idées modernes », et qu’en sa dramaturgie singulière Nietzsche nomme l’insensé.

    Car c’est bien cet insensé-là, générique et multiple, qui ne se trouve aucun nom – serait-il légion ? – qui a charge de porter l’annonce de la mort de Dieu. Notez qu’en ce célèbre fragment 125 titré « L’insensé » du Gai savoir, notre insensé est tout à fait catastrophé. Non sans raison.

    J’emploie le terme de catastrophe, parce qu’il a un sens dramaturgique précis : « C'est le changement ou la révolution qui arrive à la fin de l'action d'un Poëme Dramatique, & qui la termine. » (Dictionnaire dramatique, 1776, par La Porte et Chamfort).

    Mais Nietzsche ne nomme pas ici par hasard insensé son personnage.

    Sans prétendre le moins du monde à l’exhaustivité, je me conterai d’évoquer deux textes importants, bien antérieurs à Nietzsche, où il paraît :

    Le psaume 14 (ex-psaume 13), dont je donne ici la traduction Segond :

    « L’insensé dit en son cœur : il n’y a point de Dieu !

    Ils se sont corrompus, ils ont commis des actions abominables ;

    Il n’en est aucun qui fasse le bien. »

    Le Proslogion de saint Anselme de Cantorbéry, où notre personnage paraît sous le beau nom latin d’insipiens.

    Il ne faudra pas moins de trois chapitres – les II (Que Dieu est vraiment), III (qu’il est impossible de penser qu’Il ne soit pas) et IV (Comment l’insensé a-t-il dit dans son cœur ce qui ne peut être pensé) – à saint Anselme pour traiter les problèmes que pose à sa preuve que Dieu est la première phrase de cet ex-psaume 13 ; et il finira même par fonder, en grande part, sa preuve sur cette phrase, après l’avoir remarquablement retournée.  (Je renonce à citer ici le Proslogion, parce que la démonstration d’Anselme est si serrée qu’il me faudrait transcrire ici l’intégralité des trois chapitres en question, et que là n’est pas, ce jour, mon objet…

    Comment l’insensé a-t-il gagné le monde, « notre » monde ?

    Comment le monde, « notre » monde est-il devenu le cœur même de l’insensé ?

    Et pourquoi ?

     

    Nullus quippe intelligens id quod deus est, potest cogitare quia deus non est, licet haec verba dicat in corde, aut sine ulla aut cum alliqua extranea significatione. Nul ne peut assurément reconnaître ce que Dieu est et penser qu’Il ne soit pas, bien qu’il (puisse) dire ces paroles dans (son) cœur sans aucune signification ou avec quelque signification étrangère.

    (Proslogion, IV – traduction Michel Corbin, éditions du Cerf, 1986)

    Il m'importe peu, ici, que Nietzsche parlant de l'insensé ait pensé, outre le psaume, davantage à saint Paul qu'à saint Anselme.

     

     

    L’insensé, lui, n’a rien pensé du tout. Il s’est simplement, à un moment de l’Histoire, trouvé nombreux. Il est parvenu à imposer son gouvernement, qui n’en est pas un.

    La catastrophe a eu lieu. C’est tout. Et sans doute a-t-elle encore lieu. Elle se déploie, dans toutes les directions opère sa destruction, ne laissera rien debout, pas un mot.

    La mort de Dieu est une victoire de la folie sur la raison.

    Pourtant, il est lui aussi catastrophé, l’insensé. Il se vante de son geste dans le même mouvement qu’il le déplore. Il lui a fallu des millénaires pour commettre cet assassinat singulier, et il ne le fera jamais plus…

    Nietzsche également sait qu’on ne reviendra pas en arrière. C’est même là que se trouve le problème. Je ne parle pas ici d’un problème abstrait, philosophique. Si le problème était philosophique, il n’aurait aucune espèce d’importance.

    Avec Dieu, les valeurs supérieures ont été emportées, sans retour.

    La tâche de Nietzsche, trouver un autre moyen de sauver les valeurs supérieures, est impossible. Elle est peut-être même déjà insensée.

    Il y a l’insensé. Et puis tous les dieux morts.

    Il y a les dieux morts, bien davantage vivants que l’insensé.

    Et parmi les dieux morts, bien davantage vivant que les autres, il y a le Crucifié.

     

    Peut-être.

     

  • Dans les ténèbres, par Léon Bloy

    I

    Le mépris

     

    Oh ! le délicieux, l’inappréciable refuge ! Rafraîchissement surnaturel pour un cœur tordu d’angoisse et de dégoût ! Le mépris universel, absolu, des hommes et des choses. Arrivé là, on ne souffre plus ou du moins on a l’espérance de ne plus souffrir. On cesse de lire les feuilles, on cesse d’entendre les clamitations du marécage, on ne veut plus rien savoir ni rien désirer que la mort. C’est l’état d’une âme douloureuse qui connaît Dieu et qui sait qu’il n’existe rien sur terre où elle se puisse appuyer en nos effroyables jours.

    Est-il nécessaire pour cela d’être devenu un vieillard ? Je n’en suis pas sûr, mais c’est tout à fait probable. Le mal est énorme, pensent les hommes qui n’ont pas dépassé soixante ans, mais il y a tout de même ceci ou cela et le remède n’est pas impossible. On ne se persuade pas que tout est dans le filet du mauvais chasseur et qu’il y a un ange de Dieu ou un homme plein de miracles pour nous délivrer.

    La Foi est tellement morte qu’on en est à se demander si elle a jamais vécu, et ce qui porte aujourd’hui son nom est si bête ou si puant que le sépulcre semble préférable. Pour ce qui est de la raison, elle est devenue si pauvre qu’elle mendie sur tous les chemins, et si affamée qu’on la vue se repaître des ordures de la philosophie allemande. Il ne reste plus alors que le mépris, refuge unique des quelques âmes supérieures que la démocratie n’a pu amalgamer.

    Voici un homme qui n’attend plus que le martyre. Il sait de façon certaine qu’un jour il lui sera donné de choisir entre la prostitution de sa pensée et les plus horribles supplices. Son choix est fait. Mais il faut attendre, il faut vivre et ce n’est pas facile. Heureusement il a la prière et les larmes et le tranquille ermitage du mépris. Cet ermitage est exactement aux pieds de Dieu. Le voilà séparé de toutes les concupiscences et de toutes les peurs. Il a tout quitté, comme il est prescrit, renonçant même à la possibilité de regretter quelque chose.

    Tout au plus serait-il tenté d’envier la mort de ceux qu’il a perdus et qui ont donné leur vie terrestre en combattant avec générosité. Mais cette fin elle-même le dégoûte, ayant été si déshonorée par les applaudissements des lâches et des imbéciles.

    Et le reste est épouvantable. La sottise infinie de tout le monde à peu près sans exceptions ; l’absence, qui ne s’était jamais vue, de toute supériorité ; l’avilissement inouï de la grande France d’autrefois implorant aujourd’hui le secours des peuples étonnés de ne plus trembler devant elle ; et la surnaturelle infamie des usuriers du carnage, multitude innombrable des profiteurs grands et petits, administrateurs superbes ou mercantis du plus bas étage, qui se soûlent du sang des immolés et s’engraissent du désespoir des orphelins. Il faut être arrivé, après tant de générations, sur ce seuil de l’Apocalypse et être ainsi devenu spectateur d’une abomination universelle que ne connurent pas les siècles les plus noirs pour sentir l’impossibilité absolue de toute espérance humaine.

    Alors, Dieu qui sait la misère de sa créature confère miséricordieusement à quelques-uns qu’il a choisis pour ses témoins la suprême grâce d’un mépris sans bornes, où rien ne subsiste que Lui-même dans ses Trois Personnes ineffables et dans les miracles de ses Saints.

    Lorsque le prêtre élève le calice pour recevoir le Sang du Christ, on peut imaginer le silence énorme de toute la terre que l’adorateur suppose remplie d’effroi en présence de l’Acte indicible qui fait paraître comme rien tous les autres actes, assimilables aussitôt à de vaines gesticulations dans les ténèbres.

    L’injustice la plus hideuse et la plus cruelle, l’oppression des faibles, la persécution des captifs, le sacrilège même et le déchaînement consécutif des luxures infernales ; toutes ces choses, à ce moment-là, semblent ne plus exister, n’avoir plus de sens en comparaison de l’Acte Unique. Il n’y a plus que l’appétit des souffrances et l’effusion des larmes magnifiques du grand Amour, avant-goût de béatitude pour les écoliers de l’Esprit-Saint qui ont établi leur demeure dans le tabernacle du royal Mépris de toutes les apparences de ce monde.

     

     (Dans les ténèbres, dernier livre de Bloy, 1917. Recopié de l’édition des Œuvres de Léon Bloy, tome IX, Mercure de France, 1969, édition de Jacques Petit.)