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Le système de la retraite

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Il ne s’agit pas de savoir s’il est agréable que le présent soit mouvant, il s’agit de savoir s’il est réellement mouvant.

Quand ils réclament de la fixité, du statut, ce qu’ils nomment sagesse, ce qu’ils nomment science, ce qu’ils nomment connaissance et ce qu’ils nomment méthode, c’est la paix du sage, c’est la tranquillité du savant et la bonne ordonnance de la carrière du connaisseur. Ce qu’ils nomment méthode scientifique, c’est la méthode de leur propre établissement.

Ce qu’ils nomment progrès de la science, c’est le progrès de leur propre carrière.

Ce qu’ils nomment sécurité, fixité, établissement, c’est la sécurité, la fixité, l’établissement de leur propre carrière.

Ce sont des fonctionnaires et des tranquilles et des sédentaires et ils ont une philosophie fixe, une philosophie de sédentaires, de tranquilles et de fonctionnaires.

Ils ont un système de pensée, un mécanisme mental, une machinerie intellectuelle de sédentaires, de tranquilles et de fonctionnaires. Et tout ce qu’ils nous opposent, ce grand besoin de consolider les conquêtes de l’homme, ce grand établissement de l’esprit humain, cette noble ordonnance, ce beau statut, ce sont des raisons de sédentaires, de tranquilles et de fonctionnaires, engagés des deux épaules dans de bonnes carrières, et qui demandent de la tranquillité.

 

 

C’est d’un bout à l’autre de la ligne le même contre sens qui court, et la même déformation, et le même quiproquo, et la même substitution frauduleuse, en psychologie et en métaphysique, en morale et en économique. Penser au lendemain. Notre mort. En psychologie et en métaphysique étant, passant dans le présent, nous ne considérons que l’instant d’après, l’être d’après, par besoin d’assurance et de tranquillité, et alors nous voyons, nous considérons le présent comme un récent passé, comme un dernier passé, mais comme un passé, et nous le voyons lié, enregistré, mort. C’est la mort de la vie et de la liberté. Nous voyons l’être d’à présent comme l’être de tout à l’heure (j’entends dans le passé). En morale nous ne pensons qu’aux tranquillités de demain, au lieu de faire le travail d’aujourd’hui. En économique, nous préparons, pour être tranquilles demain, l’anéantissement de toute une race.

En psychologie, en métaphysique nous sacrifions le vrai présent, le présent réel à l’instant de tout à l’heure, à l’être de tout à l’heure, et ainsi nous réduisons le vrai présent, l’être réel à l’état de passé. En morale nous sacrifions aujourd’hui à demain. En économique nous sacrifions toute une race à notre tranquillité de demain.

 

 

C’est toujours le même système de la retraite. C’est toujours le même système de repos, de tranquillité, de consolidation finale et mortuaire.

Ils ne pensent qu’à leur retraite, c’est-à-dire à cette pension qu’ils toucheront de l’Etat non plus pour faire, mais pour avoir fait (ici encore ce même revirement de temps et de chronologie, cette même descente d’un cran, cette même mise du présent au passé). Leur idéal, s’il est permis de parler ainsi, est un idéal d’Etat, un idéal d’hôpital d’Etat, une immense maison finale et mortuaire, sans soucis, sans pensée, sans race.

Un immense asile de vieillards.

Une maison de retraite.

Toute leur vie n’est pour eux qu’un acheminement à cette retraite, une préparation de cette retraite, une justification devant cette retraite. Comme le chrétien se prépare à la mort, le moderne se prépare à cette retraite. Mais c’est pour en jouir, comme ils disent.

 

 

Il veut aussi y préparer le monde. Toute leur pensée est de mettre l’esprit humain en état de prendre sa retraite et de jouir de sa retraite. Ou, comme ils disent encore, de gagner sa retraite.

C’est la mentalité générale, c’est une mentalité de pensionnaires et de pensionnés. Toute la question est malheureusement de savoir si l’esprit humain est pensionnaire, sédentaire, fonctionnaire, professeur, et s’il est d’hôpital, et s’il est d’Etat.

Et si le monde est destiné à devenir un immense asile de vieillards.

 

 

Penser à la retraite, c’est la limite et le maximum de penser à demain. Tout sacrifier à la retraite, c’est la limite et le maximum de sacrifier aujourd’hui à demain. C’en est la forme suprême et la plus aiguë. C’en est la forme même et puisqu’il s’agit d’établissement c’en est pour ainsi dire la forme définitive. C’est la maxime même de la mort et c’est la formule de la tranquillité.

 

 

En pareille matière l’économique est comme un grossissement de la morale et la morale est comme une codification de certains aspects de la psychologie et de la métaphysique. Ce besoin monstrueux de tranquillité qui éclate dans l’infécondité de tout un peuple, dans l’anéantissement de toute une race n’est qu’un grossissement sur un plan énorme de ce besoin monstrueusement familier de tranquillité morale qui nous fait toujours penser au lendemain et sacrifier aujourd’hui à demain, et ce besoin familier moral n’est lui-même qu’une codification de ce besoin monstrueux de tranquillité qui en psychologie et en métaphysique nous fait toujours sacrifier le présent à l’instant d’après.

Ce qui se passe en psychologie et en métaphysique se codifie en morale et se grossit en économique.

Ce qui se passe en psychologie et en métaphysique se dessine en morale et se grossit en économique.

 

 

Ainsi nous voyons en économique ce que nous pourrions voir en morale, et en psychologie, et en métaphysique, si nous avions de meilleurs yeux. Mais c’est plus grossi en économique : que cette tranquillité, qui est le dernier objet des intellectuels, et à qui vont tous les vœux des modernes, est essentiellement principe d’infécondité. C’est toujours la race qui paie. Pour avoir la paix demain, on n’a pas d’enfants aujourd’hui. Mais cette figure d’abdication et d’anéantissement d’une race n’est, reportée sur un plan plus gros, et plus grossier, sur le plan économique et civique, que la projection de la commune figure morale et intellectuelle et psychologique et métaphysique. Pour avoir la paix demain, nous accumulons sur aujourd’hui les sagesses, les prévoyances, les infécondités. Pour avoir la paix l’instant d’après, nous faisons du présent un temps de sagesse, de prévoyance, d’infécondité, un temps mort et mortuaire, un temps passé.

 

 

Deuxièmement, nous voyons en économique, en civique, sur le plan de l’Etat ce que nous pourrions voir en morale, en psychologie, en métaphysique, sur le plan de l’âme et sur le plan de l’être si nous avions de meilleurs yeux : que cette tranquillité, qui est le dernier objet des intellectuels, et à qui vont tous les vœux des modernes, est essentiellement principe de servitude. C’est toujours la liberté qui paie. C’est toujours l’argent qui est maître. Pour avoir la paix demain (et la paix ne s’obtient que par l’argent), on aliène, on vend sa liberté aujourd’hui. Pour avoir une retraite assurée, (c’est-à-dire de l’argent assuré quand on sera vieux) on ne dit pas, on n’écrit pas ce que l’on pense, ce que l’on a à dire et à écrire, ce que tout le monde sait, ce que personne n’ose dire ni écrire. Pour avoir la paix sur ses vieux jours, aujourd’hui on n’est pas un homme libre. Le monde moderne tout entier est un monde qui ne pense qu’à ses vieux jours.

Au lieu de penser à ces jeunes jours que sont les jours de la race. Et de la race à venir.

De là cette universelle infécondité et cette universelle servitude.

Mais cette servitude économique et civique n’est que l’agrandissement, le grossissement, le report, la projection sur le plan économique et civique, sur le plan du peuple et de l’Etat, d’une servitude morale et intellectuelle, psychologique et métaphysique. De même qu’en économique nous sacrifions la fécondité et la liberté de toute notre carrière à l’assurance d’une retraite d’Etat, de même en morale nous sacrifions la fécondité et la liberté d’aujourd’hui à la tranquillité de demain, et de même en psychologie et en métaphysique nous sacrifions la fécondité et la liberté et la mouvance et la présence et la glorieuse insécurité du présent à la tranquillité de l’instant qui vient aussitôt après.

Alors nous nous transportons arbitrairement, frauduleusement à cet instant d’après pour que le présent étant devenu un passé, le plus récent passé, nous y soyons tranquilles comme dans un passé.

Tel est le mécanisme, tel est le secret de cette anticipation, de cette substitution frauduleuse. Et c’est cette fraude elle-même qui est au centre, au secret de toute l’immense fraude intellectuelle et moderne en métaphysique, en morale, en économique et civique. Comme on est tranquille dans le passé, puisque étant passé il est indéfaisable et définitif, il s’agit de faire que le présent, tout mouvant, tout fécond,  tout libre, soit lui-même un passé. Pour cela, on se transporte à l’instant immédiatement suivant, à l’instant d’aussitôt après et de là on regarde le présent, où l’on est, comme un passé tranquille.

Comme un passé stérile et comme un passé lié.

C’est toujours le système du monde moderne de vouloir toucher à deux guichets, de vouloir cumuler les avantages les plus contradictoires, et les plus incompatibles. D’adopter à volonté, et pour les besoins de sa bassesse, les situations les plus contradictoires, et les plus inconciliables. Il veut bien être dans le présent, et il est bien forcé, et on ne voit pas comment il ferait autrement. Mais en même temps il veut être futur pour que son présent soit passé.

Quand il est passé, on est plus tranquille.

Avant tout, ils veulent jouir de cette tranquillité stérile, et de cette tranquillité servile, et de cette tranquillité morte et mortuaire.

Le monde moderne et intellectuel ferait tout, (et il a tout fait), pour s’évader de la fécondité, de la liberté, de la vie, pour échapper à ce présent qui est fécond, libre, vivant. Il a tout fait pour échapper à la mouvance et à la présence du présent.

 

 

 

                                                                     Charles Péguy, Note conjointe, 1914







J’ai copié moi-même, à la main, les pages 239 à 246 de mon édition de Note conjointe (Gallimard, Coll. Blanche, 1935) ; les espaces entre les paragraphes ne correspondent pas à des coupes, mais sont une volonté de leur auteur.

Je me suis juste permis d’intituler cet extrait : « Le système de la retraite ».

Voilà.







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